SARKOZY : POURQUOI IL DERAPE
SARKOZY : POURQUOI IL DERAPE
de Carole Barjon
De l’attaque contre les juges au vocabulaire volontairement outrancier sur le «nettoyage» de La Courneuve, le ministre de l’Intérieur et président de l’UMP joue indifféremment de ses deux casquettes. Au risque d’exploser en vol.
C’est une méthode déjà bien rodée. Visite sur le terrain, provocation, émoi à gauche, questions d’actualité mouvementées à l’Assemblée, et un journal de 20 heures pour clore la séquence. En déclarant vouloir «nettoyer» La Courneuve de son trafic et de ses trafiquants de drogue, puis en réclamant haut et fort une sanction pour le juge responsable de la libération du meurtrier de Nelly Crémel, la jeune joggeuse de Reuil-en-Brie assassinée le 2 juin dernier, le ministre de l’Intérieur n’a pas dérogé à ses habitudes. Et pourtant, en l’espace de trois jours la semaine dernière, il a déclenché la tempête. Il a réveillé la gauche, s’est attiré les foudres des syndicats de magistrats et de policiers et a obligé le Premier ministre et le président de la République à intervenir pour rappeler l’indépendance de la justice.
Comme à chaque fois qu’il défraie la chronique, Sarkozy crâne. Ce samedi 25 juin, dans le jardin du ministère de l’Intérieur, et déjà la veille au soir sur France 2, il enfonce le clou. «Qu’est-ce qu’elle a, ma semaine? Moi, je vois le positif. Tout s’organise autour de mes propos.» Dans l’intervention de Chirac et Villepin, il ne veut voir que l’annonce d’une réforme de la libération conditionnelle, preuve qu’on ne lui donne pas tort sur le fond. Et il assure que le président a précisé en conseil des ministres que son intervention était «frappée au coin du bon sens»…
Sa volonté de «nettoyer» La Courneuve de ses dealers a choqué? Seulement, selon lui, «les professionnels de la pensée unique», «ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans la cité» et «ceux qui ont profité de Le Pen pendant les deux septennats de Mitterrand». Même assurance à propos de son intrusion tonitruante dans le champ de l’autorité judiciaire et, accessoirement, dans le domaine de son collègue garde des Sceaux, Pascal Clément… Que ce soit sur la forme et le respect des compétences de chacun – «Je m’en fous, je suis président de l’UMP. Je fais des propositions.» – ou sur le fond – «Clément a rappelé que la loi avait été scrupuleusement respectée. En gros, il a dit: "Circulez, y a rien à voir." C’est une réponse à la famille de la victime, ça? C’est tout ce qu’on a à dire à sa fille?».
Sarkozy a décidé une fois pour toutes de parler peuple pour parler au peuple – «Tout le monde comprend ce que je dis» – des sujets qui intéressent le peuple. Notamment les victimes. C’est son cœur de cible depuis longtemps. C’est ce qui a fait son succès en 2002. Il veut cette fois les mettre au «centre des préoccupations de la politique de sécurité», comme il l’a indiqué le 20 juin dans son discours aux préfets auxquels il recommande de les accueillir autrement, de les aider dans leurs démarches et de les informer des suites données à leurs plaintes. Quelque temps auparavant, le ministre de l’Intérieur s’était rendu aux assises de l’Inavem, association d’aide aux victimes, au grand dam de Pascal Clément qui venait de désigner deux membres de son cabinet en charge du dossier. Et qu’on ne vienne pas lui dire que son langage ne sied pas à un futur candidat à l’Elysée. Avoir parlé des «odeurs» n’a pas empêché Jacques Chirac de devenir président de la République.
On le soupçonne de populisme ou de récupération des électeurs du Front national? Il répond par un haussement d’épaules navré: «Jamais, je n’ai jamais lancé d’idées basses. Je mets au défi quiconque de trouver des solutions indignes que j’aurais suggérées», dit-il au «Nouvel Observateur». En réalité, on n’aurait rien compris. Ce ne sont pas les électeurs de Le Pen que vise Sarkozy, car, dit-il, ceux-là seraient, en grande partie, «déjà conquis». Non, même s’il cherche évidemment à consolider ses positions à droite, l’électorat qu’il vise désormais est celui de «la gauche populaire qui a divorcé du PS et qui va continuer de s’en éloigner». Mais pas seulement. «Beaucoup de démocrates sont attachés à l’idée d’égalité de droits et devoirs pour tous et sont choqués par l’irresponsabilité des magistrats», remarque-t-il, en songeant notamment à l’affaire d’Outreau qui l’a impressionné. Et selon lui, ce n’est pas François Hollande qui risque de rattraper ou de conserver ces démocrates-là. «Hollande est premier secrétaire du PS depuis 2002, ironise le ministre de l’Intérieur, il a créé des dizaines de commissions dont il ne sort jamais aucune idée forte. Moi, je suis président de l’UMP depuis sept mois et nous avons déjà fait des propositions sur la protection sociale et l’immigration.» Qu’on le fustige ou qu’on le cloue au pilori, peu lui importe, du moment qu’il crée l’événement et fait la manchette des journaux! L’essentiel est d’être à nouveau au centre du débat politique et idéologique. Calcul délibéré, dérapage incontrôlé ou habile diversion? Sans doute un peu des trois.
Incontestablement, Sarkozy préfère qu’on évoque sa tentation populiste plutôt que sa fragilité, comme ce fut le cas ces dernières semaines à propos de ses ennuis conjugaux et de son comportement lors de son retour Place-Beauvau. Cette semaine-là, il dénonce «les officines» et les attaques dont il a été l’objet, notamment dans l’enquête sur l’affaire Clearstream (voir l’article d’Airy Routier)... Aujourd’hui encore, il aimerait savoir «comment et pourquoi» son nom «s’est retrouvé sur ces fichiers» et s’étonne: «Comment se fait-il que les commissions rogatoires sur mes supposés comptes bancaires à l’étranger ne soient toujours pas closes?» Il a également eu des doutes sur des écoutes téléphoniques dont il aurait été l’objet au printemps. Mais il n’en a aucun sur la manière dont un certain nombre de chiraquiens ont exploité et alimenté la chronique sur ses déboires conjugaux, une semaine avant les résultats du référendum et lors de la constitution du gouvernement (voir l’article d’Olivier Toscer).
Depuis plusieurs mois, Sarkozy vit donc dans la certitude que ses ennemis – Chirac et Villepin – ne lui épargneront rien. «Ils feront tout pour m’abattre», confie-t-il régulièrement à ses proches. Il parle de complot et évoque même l’affaire Markovic, montage élaboré en 1967 par des officines gaullistes pour salir Georges Pompidou et sa femme. Parano? Certes, Sarkozy, adepte du rapport de force permanent surtout lorsqu’il est en sa faveur, est hypersusceptible: qui ne l’aime pas est suspect. Mais son tempérament n’explique pas tout. Enfant du RPR, acteur lui-même de la guerre Balladur-Chirac en 1994, Nicolas Sarkozy sait que dans la grande famille gaulliste tous les coups sont permis.
Il le sait, en ayant lui-même théorisé l’absence de coupure entre vie publique et vie privée – «je n’ai qu’une vie», il a pris le risque de susciter les surenchères et les curiosités déplacées. Mais il ne regrette rien. Il estime s’être expliqué devant les caméras de France 3 sur ses problèmes familiaux et avoir souscrit, une fois pour toutes, aux exigences de transparence. Il n’oubliera pas les questions «politiciennes et quasiment fascistes puisqu’elles s’attaquent à la personne» du député socialiste Arnaud Montebourg à l’Assemblée nationale sur sa «psychologie fragile». Il n’oubliera pas les insinuations des chiraquiens sur le même thème. Il n’oubliera ni la pression médiatique sur sa femme Cécilia – «Qu’on lui foute la paix!» –, ni les dérives de la presse – «Quand "France-Soir" fait sa une sur moi, les ventes sont multipliées par six», observe-t-il –, ni le comportement de certains journalistes qui osent lui demander s’il divorce. «De quel droit me posez-vous cette question?», a-t-il lancé à l’un d’eux (voir l’article de Sophie des Déserts).
Reste que sa nervosité depuis un mois, ses déclarations devant les parlementaires, ses petites phrases sur son besoin de «prendre l’air» hors du gouvernement fin 2006 le lendemain même de sa nomination avaient fini par inquiéter ses propres amis. Qu’allait penser l’opinion d’un homme qui vient au gouvernement pour régler ses comptes? Il ne fallait pas qu’on pût voir en Sarkozy, futur candidat à la présidentielle, un «agité», selon la formule de Giscard sur Chirac, il y a près de trente ans. Lors d’une réunion en petit comité à l’UMP, voici deux semaines, quelques responsables du parti ont insisté sur la nécessité de revenir aux débats de fond et à plus de «sérénité».
Sérénité? Ce n’est sûrement pas la qualité première de Nicolas Sarkozy, énergie toujours en mouvement, et ses propos à La Courneuve ou sur les juges qui doivent «payer» étaient plus fracassants que sereins. Mais la polémique sur les multi-récidivistes et la responsabilité des juges est arrivée à point nommé pour chasser les sujets plus personnels. Le voici de retour sur le terrain politique. Terrain connu, balisé, maîtrisable où il se montre délibérément provocateur, fidèle à une stratégie de communication éprouvée qui tient en quelques mots: communiquer pour agir. La communication, pour Sarkozy, est un passeport pour l’action. Dans le cas précis, dit-on dans son entourage, «il fallait attaquer les juges au bazooka pour avancer sur le dossier des multi-récidivistes».
C’est que Sarkozy n’oublie pas qu’il est aussi président de l’UMP et candidat potentiel à l’Elysée. Son choix de revenir au ministère de l’Intérieur dans le gouvernement Villepin comporte plusieurs risques. D’abord, celui d’être confronté à son propre bilan. Sa méthode, ses recettes sont désormais connues. Elles peuvent lasser. Les Anglais appellent cela le «déjà-vu». A La Courneuve, le ministre de l’Intérieur n’a pas été accueilli comme il l’était en 2002 dans les banlieues. On a entendu l’instituteur réclamer «des actes et pas seulement des mots». On a surtout entendu un représentant départemental du syndicat de policiers Alliance regretter «une politique en réaction et pas dans la durée». Et déplorer le manque d’effectifs constant de la police sur la ville… Pour tenter d’empêcher que l’on ne s’attarde trop sur ses domaines de compétence, Sarkozy est obligé d’inventer sans cesse de nouveaux combats.
Autre risque: celui d’être assimilé au pouvoir en place et surtout au gouvernement de Villepin. Sarkozy estime que sa différence avec Jacques Chirac est actée par l’opinion depuis le 14 juillet 2004. «Maintenant, il faut accompagner le président doucement vers la sortie», lâche un de ses proches. Sans doute. Mais on n’est jamais trop vigilant. Pour marquer encore son indépendance à l’égard de Chirac aussi bien que sa constance dans ses idées, Sarkozy est décidé à remettre sur la place publique sa proposition limitant le pouvoir de nomination du chef de l’Etat qu’il avait déjà évoquée lors de l’émission «100 Minutes pour convaincre». Selon lui, ces nominations – préfets, recteurs, président du Conseil de la Magistrature, etc. – devraient être, comme aux Etats-Unis, ratifiées par les commissions compétentes du Parlement.
Mais c’est surtout sa différence avec Villepin que Sarkozy entend cultiver. C’est le sens de sa sortie de la semaine dernière. C’est aussi le sens des «propositions très fortes» en matière de discrimination positive qu’il veut présenter début juillet. «Personne ne devrait trouver à y redire, assure Sarkozy. Chirac, ancien élu de la Corrèze, ne devrait pas voir d’inconvénients à favoriser des populations ou des territoires.» Avancer sans cesse plus fort et plus loin. Pour exister en dehors de l’équipe Villepin. Pour mieux mettre en valeur aussi les reculades du gouvernement sur la réforme de l’école ou sur la mise en place des radars au bord des routes. D’où le sentiment étrange qu’il y a désormais deux Sarkozy. Le ministre de l’Intérieur et le président de l’UMP. Le premier qui représente les institutions et leur complexité, le second qui les critique, sans craindre le simplisme. «Pour le moment, il est unitaire et différent», remarque son ami Patrick Devedjian, ancien ministre de l’Industrie. Combien de temps peut-il maintenir cette dualité? C’est toute la question.
Sources : NOUVEL OBSERVATEUR
Posté par Adriana EVANGELIZT