Denis Robert, l'imprécateur de Clearstream
Denis Robert, l'imprécateur de Clearstream
par Franck Johannes
Ils étaient deux copains, l'un à Libé, l'autre à l'AFP, à arpenter en 1985 les rives de la Vologne pour l'affaire Grégory. Ils faisaient du footing ensemble, leurs filles allaient à la même école, ils causaient du FC Metz, dont Denis est un ardent supporteur - le dernier, il en a bien peur. Quinze ans plus tard, Denis Robert a écrit Révélation$, une charge au canon contre Clearstream, une multinationale de la finance au Luxembourg. Bruno Rossignol est devenu le porte-parole de Clearstream, et son meilleur ennemi.
"Il fait le sale boulot, dit Denis Robert, je préférerais bouffer de la merde que de bosser dans une boîte pareille, c'est une trahison. Le conflit, c'est vraiment le rapport à la vérité. A un moment, c'est blanc ou c'est noir." Il y a longtemps, pour Denis Robert, que c'est blanc ou noir. Dans son dernier roman, La Domination du monde (Julliard), sorte de troisième volet de l'enquête Clearstream, le monde est simple : les méchants sont méchants et le portent sur le visage. Dans sa fiction, Clearstream est devenue la "Shark Company" - avec un requin sur la couverture pour ceux qui n'avaient pas compris -, les secrétaires rêvent de coucher avec leur patron, les journalistes sont achetés, les Luxembourgeois sont gris, les Anglais homos, les Hollandais coincés.
L'argent et le mauvais goût ruissellent chez le patron de la Shark, aux "mains d'étrangleur". Le soir de Noël, un Américain qui sent la CIA à un kilomètre fait semblant de s'intéresser à la femme du banquier, dont le rire ressemble "au chant d'amour d'une otarie femelle légèrement enrouée". A l'étage, sa fille se fait prendre debout par un peintre allemand, évidemment héritier d'un vendeur d'armes et prête-nom de son père.
Et puis il y a "notre héros", Yvan dans le roman, son deuxième prénom. "Quand je me regarde dans la glace, a-t-il expliqué à un journaliste américain, je me trouve un peu fatigué mais ça ira mieux demain." Un type attachant, évidemment sincère, bien plus dense que l'image qu'il se construit avec une certaine candeur. Il pense que La Domination du monde est son meilleur roman, il aimerait qu'on lui dise que son enquête sur Clearstream est "sans doute le meilleur travail réalisé par un journaliste depuis des décennies". Ses amis, il en a beaucoup, le prennent comme ça, tout entier. Des journalistes, des peintres, des SDF, des magistrats, même s'ils ne partagent pas tous ses combats. "Son personnage public, altermondialiste, libertaire, solitaire, est un peu stéréotypé, convient Laurent Beccaria, son éditeur aux Arènes. Il y a un peu participé, par son égocentrisme, ses expressions hyperboliques. Mais tout ce discours ne reflète pas ce qu'il est en réalité."
Denis Robert est né en Lorraine, grand-père mineur, père électricien, mère couturière. Educateur spécialisé, il suit des études de psycholinguistique, décroche un DEA de psychologie sociale, attaque une thèse sur la transmission du savoir. Mais il est vite pris d'un doute : "J'allais faire passer des tests en entreprise le restant de mes jours : ce n'était pas ma vie." Après trois mois en Inde, il fonde en 1983 un mensuel avec une poignée de copains : Santiag. "Ça ressemble à rien, explique le premier numéro, c'est louche au niveau du contenu, le papier est trop beau, politiquement vous z'êtes pas clairs." S'abonner, c'est "prendre un risque énorme". Effectivement, le journal arrête les frais après sept numéros.
Denis Robert fait un détour par Actuel, est séduit par son patron, Jean-François Bizot. "Je l'aimais bien. C'était un gourou sympathique, mais c'était un gourou." Un jour, le jeune homme est descendu chercher des cigarettes et n'est jamais remonté. Treize ans plus tard, il croise Bizot qui lui lance : "Alors, t'as trouvé tes clopes ?"
Il a surtout découvert De sang froid, de Truman Capote, et s'est dit "je veux faire ça". Ça commence en 1984, avec trois pages dans Libération sur les sidérurgistes, puis douze ans de compagnonnage, parfois orageux, avec le quotidien. Arrive l'affaire Grégory. Il sirote de la tisane avec Marguerite Duras, écrit beaucoup, et personne ne doute de son talent. Un éditeur vient lui proposer de publier ses articles, il accepte ("Je les ai relus, je les ai trouvés très bons"). Suit une longue bataille avec Gérard Longuet, l'argent du Parti républicain et les fausses factures du maire de Toul. On lui crève ses pneus, il est suivi, cambriolé, mais y prend "un plaisir rare". Gérard Longuet assure ne plus lui en vouloir. "C'est quelqu'un que je sens un peu fragile, passionné, mais assez honnête, estime le sénateur. C'est plus un écrivain qu'un journaliste, l'inspiration est plus importante que le factuel. C'est un peu le Jules Verne de la délinquance en col blanc."
Denis Robert vient travailler un an à Paris, s'échappe à Metz dès qu'il peut, envoie une interminable lettre à Serge July pour lui expliquer ce qu'est un journal, et finit par claquer la porte en 1995. Dans Pendant les "affaires", les affaires continuent (Stock, 1996), il écrit méchamment que "les vieux maos ont abandonné la lutte des classes pour la lutte contre le cholestérol". La formule est un peu courte, mais passe à la postérité.
Il alterne depuis les romans chez Bernard Barrault, devenu ami proche, et les enquêtes. En point d'orgue, l'appel de Genève en 1996 contre la corruption, avec sept magistrats européens. Ses livres se vendent bien, il a acheté dans un joli village une grande maison d'architecte, au nom de ses enfants pour éviter les saisies. Un petit roman érotique, Le Bonheur, s'est vendu dans neuf pays - les Coréens ont finalement rendu les droits, estimant le texte trop cru.
Mais le grand oeuvre, c'est l'affaire Clearstream. Denis Robert publie en 2001 avec un cadre luxembourgeois Révélation$, sévère dénonciation d'une chambre de compensation internationale entre banques, qu'il accuse de blanchir les transactions criminelles, via une double comptabilité. Pour Denis Robert, "la démonstration est implacable. L'affaire Clearstream, c'est la mère des affaires, une bombe à effets multiples. On me dit, vous n'apportez pas la preuve du blanchiment. Mais il y a mille dossiers dans Clearstream ! En trouver un, c'est faire péter tous les autres. Si Clearstream est la banque des banques, l'affaire Clearstream, c'est l'affaire des affaires." Il a enfin trouvé la clé qui ouvre toutes les portes, et ne juge pas ça trop beau - "C'est l'histoire qui est trop belle". Il soutient même qu'en début de chaîne des petites mains pianotent sur un ordinateur à Londres ou Hongkong, et qu'en bout de chaîne des SDF meurent dans les rues de Metz..
Le ton du livre est aussi vif que les preuves sont maigres et l'accueil est frais, en dehors du Figaro, condamné depuis en diffamation. Le Monde, qui devait au départ publier les bonnes feuilles, assassine le livre et pointe une grosse erreur sur un compte à Clearstream de "la DGSE" : Denis Robert aurait confondu les services secrets, la direction générale de la sécurité extérieure, avec la paisible direction générale des services étrangers de la Banque de France. Il maintient aujourd'hui qu'il s'agit bien des services spéciaux, mais ne s'est jamais remis du "coup de poignard" du Monde et raconte à qui veut l'entendre que ce sont les banques qui ont dicté l'article. C'est faux et injurieux, mais à la hauteur de la déception du journaliste-écrivain. "Les gens comme toi, tous ceux qui n'ont pas réagi à mes livres, dit son double dans La Domination du monde, tous des veaux. (...) J'ai décrypté les mécanismes de corruption les plus subtils. C'est vous qui n'avez pas fait (votre travail). Vous avez avalé la pilule et elle ne vous a pas empêchés de dormir."
Deux mois après la sortie du livre, cinq magistrats, ceux de l'Appel de Genève, publient dans Le Monde un texte minimaliste pour défendre le livre, "qu'il y a lieu, au moins, de lire avec attention". Seuls les socialistes Arnaud Montebourg et Vincent Peillon, à la mission antiblanchiment de l'Assemblée nationale, l'appuient sans hésitation. "C'est un journaliste courageux qui prend les problèmes à bras-le-corps, indique Arnaud Montebourg. Je peux confirmer que ce qu'il a écrit est conforme aux auditions qu'a tenues la commission." La justice luxembourgeoise, aussitôt soupçonnée d'être aux ordres des banques, a clos l'affaire par un non-lieu le 30 novembre 2004.
Denis Robert enfonce le clou avec La Boîte noire et plusieurs films, s'indigne d'être un temps passé pour le "corbeau", qui sert objectivement son affaire Clearstream à lui, et glisse sur ses approximations. Mais il avoue, dans La Domination du monde, que "les gens s'en branlent de tes révélations, Yvan. C'est bien ton drame". L'autre drame, ce sont les 170 visites d'huissiers et la soixantaine de procédures contre lui. Celles qui ont été jugées sont en appel ou en cassation. Guerre d'usure, alimentée bien sûr par le porte-parole de Clearstream. "C'est quelqu'un de très sympathique, roublard sous des airs affables, assure Bruno Rossignol. Il mène un combat sain et salutaire, mais par méconnaissance technique, il s'est fourvoyé. Maintenant, il s'enfonce dans son délire, et il ne peut plus en sortir."
Si Denis Robert se trompe - ce qu'il n'envisage pas un instant -, si, faute de changer le monde, il n'a fait que le rêver, l'abîme qui s'ouvre est en effet vertigineux. Il assure dans son roman que "neuf personnes de sexe mâle sur dix ont conscience de l'inanité de leur vie, passé quarante ans", et cette angoisse ne s'endort pas comme ça. Mardi 9 mai, il était convoqué au Luxembourg par le juge qui l'a inculpé, le jour de ses 48 ans.
Sources : LE MONDE
Posté par Adriana Evangelizt