Georges Pompidou : poésie et politique
En réponse au commentaire de ce cher Marc d'Héré... "Le soi disant poete (il n'y a qu'Adriana et lui pour le proclamer) continue à dérouler ses formules creuses", je pose ci-dessous un texte de Georges Pompidou -surnommé le Président Poète- qui fut poète avant que d'être Président de la République et qui donne une parfaite définition de la conjugaison de ces deux contraires...
Voici une de ses phrases que tout chef d'état et tout homme politique devrait méditer... parce que les conseilleurs ne sont pas toujours les payeurs...
"Dans ma vie, j'ai tiré trop bas. Quand je devais faire un discours, il y avait un conseiller pour me dire: mettez cette phrase, cela fera plaisir à Untel. Ou supprimez cette phrase, elle gênerait Untel. J'ajoutais, je supprimais. Personne au fond ne m'en saurai gré, et je m'étais seulement un peu dégradé. J'ai accepté trop de compromis. Refusez. Soyez vous-mêmes. Montez, montez le ton. Visez plus haut. ... plus haut." - 27 mars 1974. Propos recueillis par Jean-François Deniau (dans Pompidou, Muron).
Georges Pompidou "Poésie et politique"
Texte de Georges Pompidou sur " Poésie et politique ", lu le lundi 28 avril 1969 par Jacques Toja, lors d'une soirée poétique de la Comédie-Française.
Ayant, à l'invitation très aimable de M. Maurice Escande, accepté de présenter cette soirée littéraire, j'ai cherché un thème directeur. Par le choix que j'ai fait, j'ai voulu en quelque sorte m'obliger à un effort de réflexion sur moi-même. Il est admis, généralement, que je fais de la politique. Par ailleurs, j'ai non seulement du goût, mais une vraie passion pour la poésie. La question que je me suis posée était donc celle-ci : y a-t-il deux hommes en moi, comme dit le psaume, un qui aspire à Dieu, je veux dire à la poésie, et un autre qui succombe à la tentation diabolique, je veux dire à l'action politique, ou bien peut-on soutenir que poésie et politique sont, disons, conciliables ?
Cherchant la réponse, j'ai été conduit non seulement à m'interroger sur les domaines respectifs du poète et de l'homme politique et sur les motifs qui les inspirent et les guident, mais à jeter un coup d'œil sur le passé pour déterminer ce qu'on été les rapports entre poètes et politiques. Plus exactement quelle a été l'attitude des poètes au cours de l'histoire par rapport à la politique.
Ce sont les résultats de cette petite enquête que je me permettrai d'exposer sommairement, en les illustrant d'extraits de nos poètes, en vers ou en prose, ce qui vous donnera le plaisir d'applaudir quelques beaux textes, je l'espère, et quelques grands comédiens, j'en suis sûr.
Au premier abord, chacun est tenté de penser que poésie et politique s'opposent fondamentalement. " La politique, hélas, voilà notre misère ! " écrit Musset.
On confond volontiers la politique avec le réalisme, quand ce n'est pas avec la bassesse, cependant que la poésie paraît du domaine du rêve et en tout cas de l'idéal. D'ailleurs, les poètes qui se sont risqués dans la politique y ont rarement réussi, que ce soit Lamartine, ou même Hugo, ou encore Chateaubriand. Les uns comme les autres ont été condamnés très vite à se trouver dans l'opposition, ce qui en politique est le signe de l'échec. Non pas que l'opposition soit une attitude critiquable, mais enfin celui qui accepte les inconvénients de la vie politique, ses servitudes, ses responsabilités, ses salissures et parfois ses risques, le fait pour agir, pour imprimer sa marque aux événements, en un mot pour gouverner. Passer sa vie dans l'opposition est pour un homme politique ce que serait pour un poète se condamner à lire et à juger les vers des autres. En somme, l'opposant est voué à faire des anthologies. On serait donc tenté d'évoquer les vers de Baudelaire :
Certes, je sortirai quant à moi satisfait
D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve.
Puissé-je user du glaive et périr par le glaive
Saint Pierre a renié Jésus : il a bien fait.
et de conclure qu'il y a incompatibilité entre l'action, dont la politique devrait être la forme la plus haute, et le rêve dont la poésie est une expression privilégiée.
Et pourtant, si nous nous reportons aux sources, je veux dire au grec, et que nous cherchions la traduction du verbe " faire " nous trouverons deux possibilités : poiein qui a donné poiesis - donc poésie -, et prattein, qui a donné praxis, c'est-à-dire action.
Autrement dit, poésie et action sont pour les Grecs, nos premiers maîtres à penser, deux formes de l'activité créatrice.
Certes, elles ne s'appliquent pas au même objet et n'usent pas des mêmes armes. L'une est un art et travaille avec des mots. L'autre s'attaque à l'événement et se sert des hommes. Mais enfin pour les Grecs et même pour toute tradition poétique jusqu'à une date récente, les mots ont un sens et donc les poèmes une signification, de portée. Et quant à l'action politique, n'a-t-elle pas, elle aussi, le verbe comme instrument privilégié, et n'est-ce pas avec des mots que l'on entraîne les hommes.
Il existe un recueil de Victor Hugo intitulé : Actes et paroles. Le plus souvent, actes et paroles ne se confondent-ils pas ?
Quand Lamartine s'écrie : " La France s'ennuie ", il fait acte politique. Pourtant, c'est de la poésie. Quand Hugo écrit Les Châtiments, il fait des vers. Pourtant c'est à coup sûr un acte politique. Faut-il évoquer Churchill disant aux Anglais : " Je n'ai rien à proposer que du sang et du travail, des larmes et de la sueur. " N'est ce pas de la poésie, et même shakespearienne ? Fût-il cependant jamais acte politique plus important pour toute l'humanité ? N'en dirai-je pas autant des appels que lançait de Londres, en 1940, le général de Gaulle et qui, même s'ils constituaient une prévision raisonnée de l'avenir, s'apparentaient par le style comme par la pensée à cette forme de poésie qui est chez nous celle de Corneille ou de Chateaubriand. " Puisque ceux qui avaient le devoir de manier l'épée de la France l'ont laissé tomber, brisée, moi, j'ai ramassé le tronçon du glaive ", ou encore : " Au fond de votre tombe vendéenne, aujourd'hui 11 Novembre, Clemenceau, vous ne dormez pas. "
Sans doute ai-je cité des poètes qui firent de la politique, des hommes d'État qui sont des écrivains ; mais, l'histoire nous démontre que la poésie a été, à l'origine au moins, étroitement liée à la vie politique. La plus ancienne forme poétique est l'épopée qui n'est rien d'autre qu'un chant en l'honneur des héros, c'est-à-dire des conducteurs d'hommes. C'est l'Iliade, ce sera l'Enéide, plus politique encore puisqu'elle est l'hymne de l'empire romain, ce sera en France la Chanson de Roland dont l'auteur poussait la connaissance de l'empire de Charlemagne jusqu'à la plus fine psychologie régionale. Écoutez, je vous prie, ce court extrait, dans la traduction française moderne de Joseph Bédier : " Charlemagne convoque ses vassaux : Bavarois et Saxons sont entrés en conseil, et les Poitevins, les Normands, les Français, Allemands et Thiois sont là en nombre, ceux d'Auvergne y sont les plus courtois. "
Pour revenir à mon propos, et bien que le Français, dit-on, n'ait pas la tête épique, Ronsard avec La Franciade, Voltaire avec L'Henriade, croiront s'anoblir en cherchant eux aussi à mettre leur plume au service des héros nationaux. Plus tard, sur un ton bien différent, Béranger, dans ses chansons, Hugo dans La Légende des siècles et dans les poèmes napoléoniens ne feront rien d'autre.
Et que fait donc Shakespeare, dans tant de ses tragédies, sinon de chanter l'histoire, les grandeurs et les malheurs de l'Angleterre ? Que fait Corneille la plupart du temps, sinon de mettre en vers la politique ? Que fait Racine dans Britannicus ou dans Bérénice, sinon de démontrer qu'il est lui aussi capable de s'élever au-dessus de la tragédie amoureuse pour traiter de la politique et de ses devoirs qui obligent Titus à sacrifier celle qu'il aime pour ne pas devenir
Vil spectacle aux humains des faiblesses d'amour.
En vérité, ce n'est guère que dans les civilisations évoluées et parfois déclinantes que le poète se détache tout à fait de la cité et se consacre presque uniquement à chanter les problèmes de l'individu, c'est-à-dire l'amour, la vie, la mort. Et encore suffit-il d'une grande secousse nationale pour qu'un Aragon, par-delà les yeux d'Elsa, crie son amour de la France :
O mois des floraisons, mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n'oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés.
Que prouve tout cela d'ailleurs, sinon que la politique, entendue au sens plein et noble du terme et non comme l'expression des jeux quotidiens de politiciens professionnels, touche au cœur et à la vie des hommes, de tous les hommes, et qu'elle ne peut pas ne pas être au premier rang des thèmes auxquels pensait Hugo quand il écrivait :
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore.
L'opposition entre poésie et politique, qui paraît si naturelle, nous en saisissons peut être mieux maintenant les limites.
L'homme peut être considéré en tant qu'individu, vouloir ou s'imaginer que la vie n'est qu'individuelle. Et il existe une poésie qui emprunte ses thèmes à cette vie : c'est l'amour, ses joies et ses douleurs, c'est le goût ou le dégoût de la nature, c'est l'angoisse ou le désir de la mort.
Mais l'homme est aussi, de toute évidence, lié à une société dont il subit la marque, dont il accepte ou refuse les structures, dont il partage ou repousse les sentiments et les actes collectifs.
La poésie, expression de l'homme, ne pouvait pas ne pas chercher aussi ses thèmes dans cet être qui fait partie d'un ensemble. Et c'est ainsi que nous avons des poèmes innombrables qui sont, comme l'on dit aujourd'hui, engagés. Mais cet engagement revêt toutes les formes : il peut être " conformiste " et chacun en fonction de sa propre attitude donnera à ce mot une valeur laudative ou péjorative ; il peut être " réformiste " et donner aux gouvernants, aux citoyens des conseils ou des avertissements ; il peut être " révolutionnaire " et réclamer le renversement violent des structures et l'avènement d'une société nouvelle. Toutes ces formes d'engagement, nous les trouvons au fil de l'histoire de la poésie.
Au départ, étroitement associée au pouvoir, elle est ce que j'appelle conformiste. C'est la poésie épique ou lyrique qui célèbre les héros, ceux qui mènent les hommes et nous la trouvons aussi bien chez Homère que chez les " griots " d'Afrique noire. Au fur et à mesure que le pouvoir s'organise, se civilise et devient plus efficace et moins dépendant de la force physique et de la valeur militaire, les poètes le célèbrent parfois mais plus souvent le conseillent et lui montrent les erreurs à éviter. C'est ce que l'on trouve en particulier chez nos poètes des seizième et dix-septième siècles, et vous en aurez des exemples tout à l'heure. Et puis, quand la société a trouvé son achèvement, achèvement provisoire comme tout ce qui concerne la vie des hommes, alors le poète se tourne plus volontiers vers l'individu. S'il s'engage, c'est mû par la passion ; donc le plus souvent pour protester contre l'état de la société. Ainsi Éluard ou Aragon, bien sûr, mais déjà Baudelaire, dont plusieurs des Fleurs du Mal sont groupées sous le titre Révolte : Reniement de Saint-Pierre, Litanies de Satan ou encore Abel et Caïn :
Race d'Abel, dors, bois et mange ;
Dieu te sourit complaisamment.
Race de Caïn, dans la fange
Rampe et meurs misérablement.
Race d'Abel, aime et pullule !
Ton or fait aussi ses petits,
Race de Caïn, cœur qui brûle
Prends garde à ces grands appétits
J'en dirai autant de ceux qui cherchent " ailleurs ", qui fuient le monde où ils sont nés, qu'ils s'appellent Tristan Corbière, ou Rimbaud, ou même Saint-John Perse.
Mais peut-être me permettrez-vous de vous lire un poème où les deux courants d'inspiration confluent au point qu'en parlant de l'art, l'auteur pourrait aussi bien parler d'action de sorte que l'opposition n'apparaît plus qu'entre ceux qui sont tournés vers le passé, si grand soit-il, et ceux qui cherchent à imaginer ou créer du nouveau.
Apolinaire : La Jolie Rousse (Calligrammes)
Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu'un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l'amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé
Ayant vu la guerre dans l'Artillerie et l'Infanterie
Blessé à la tête trépané sous le chloroforme
Ayant perdu ses meilleurs amis dans l'effroyable lutte
Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul pourrait des deux savoir
Et sans m'inquiéter aujourd'hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention
De l'Ordre et de l'Aventure
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Mais riez riez de moi
Hommes de partout surtout gens d'ici
Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi
À l'invitation d'Apollinaire, allons au-delà des thèmes traités par les poètes, chercher ce qui les inspire ; au-delà des actes quotidiens, chercher le ressort profond des grands politiques. J'aboutis alors à la conviction que les similitudes sont frappantes et que la différence est affaire de tempérament. Il y en a qui sont faits pour exprimer et d'autres pour agir.
Poètes et politiques doivent avoir la connaissance intuitive et profonde des hommes, de leurs sentiments, de leurs besoins, de leurs aspirations. Mais, tandis que les poètes les traduisent avec plus ou moins de talent, les politiques cherchent à les satisfaire avec plus ou moins de bonheur.
Poètes et politiques doivent être guidés par une conception du sens de la vie et, j'ose dire, un besoin idéal. Mais les poètes l'expriment et les politiques cherchent à l'atteindre. Pour les poètes, c'est trop évident. Mais quand Alexandre part de Macédoine pour aller jusqu'aux confins de l'Euphrate , de l'Oxus et de l'Indus et mourir enfin Babylone, qu'est-ce qui le guide, sinon une vison poétique de son propre destin ? Quand Napoléon est pris à son tour du mirage oriental quand il déclare : " Je ne vis jamais que dans deux ans " ou : " J'ai fait mes plans avec les rêves de mes soldats endormis ", qu'est-il, sinon un poète qui se sert des hommes et de l'action pour réaliser un songe ?
J'entends bien qu'il n'y a pas que des Alexandre et des Napoléon, et certains diraient volontiers " Heureusement ". Il n'en reste pas moins que ce sont ceux-là qui vivent longtemps dans l'imagination des hommes, et qui, d'ailleurs, inspirent les poètes. Et puis, bien sûr, il y a de piètres politiciens. Mais que de mauvais poètes aussi !
En fin de compte, il y a chez quelques hommes - je ne parle que des grands - une sorte de don magnétique. Certains savent le faire passer dans les mots, qui sont poètes, en vers ou en prose. D'autres s'en servent pour guider un peuple et l'entraîner vers une Terre promise. Des uns et des autres, la prospérité rappelle indéfiniment les œuvres et les exploits.
L'ennui est qu'un pays peut se passer momentanément de grands poètes car il détient ce que le passé lui a légué. La gestion des affaires publiques, elle, ne souffre point d'interrègne. Et c'est pourquoi dans la vie des nations alternent la grandeur et la médiocrité. Dans ce dernier cas, il ne leur reste qu'à se consoler en se rappelant que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Du moins, c'est ce qu'on dit.
Sources : Georges Pompidou org
Posté par Adriana Evangelizt