Un Don Juan de la politique
Un Don Juan de la politique
Par Laurent JOFFRIN
PDG de Libération
BILAN • Deux fois de suite, alors qu'on le donnait battu, il a magistralement remporté l'élection présidentielle. Mais deux fois, comme président, il a échoué.
On a coutume de dire que Chirac n'est jamais aussi bon que lorsqu'il est en campagne. Avec un brin de méchanceté, on ajoutera qu'il n'est jamais aussi mauvais que lorsqu'il est élu. Deux fois de suite, alors que toutes les excellences le donnaient battu, il a magistralement remporté l'élection présidentielle. Mais deux fois, comme président, il a échoué. Le bilan de ses deux mandats est aussi terne que ses victoires furent brillantes. En 1995, il prend une France en crise, qui doute d'elle-même et de son destin, minée par le chômage, mal adaptée aux défis du siècle futur. En 2007, il laisse une France en crise, qui doute d'elle-même et de son destin, minée par le chômage et mal adaptée aux défis du siècle présent. Vu de droite, il a reculé devant la rupture libérale que la classe dirigeante appelle de ses voeux. Vu de gauche, il a laissé en l'état la fracture sociale qu'il avait promis de réduire.
Plein d'énergie et de chaleur, d'une intelligence redoutable et d'une vaste culture - toutes deux si longtemps sous-estimées -, impavide dans l'adversité, monstre de vie et d'entrain, Jacques Chirac a été un Don Juan de la politique. Il a passé sa vie à conquérir les plus hauts postes. Mais, une fois la proie saisie, il n'a su qu'en faire. Il a séduit la France mais ne l'a pas rendue heureuse. Il fut l'homme pressé qui ne sait pas jouir de l'instant, talonné par une fin qu'il sent se rapprocher même du plus loin de l'horizon. Politique hors du commun, il fut un géant de l'élection et un nain de l'action.
On dira que Mitterrand était un peu comme cela : lui aussi avait le goût de la lutte, lui aussi aimait le pouvoir pour le pouvoir. Il était un manoeuvrier plus qu'un bâtisseur, un Florentin et non un Romain. Mais Mitterrand le machiavélique fut porté par une coalition populaire et un grand espoir de renouveau. Il se mit à la tête de la gauche pour réaliser son programme et lui apprendre l'exercice des responsabilités. Autant le bilan de son second septennat fut calamiteux - le chômage, les affaires et Tapie comme sauveur -, autant celui du premier fut important, avec les réformes de 1981, la gauche enfin adoubée et le tournant du réalisme européen.
Rien de tel avec Chirac. Il aura passé son temps à éliminer ses ennemis de droite sans jamais réaliser les réformes que souhaitait son camp. Il fut plein d'audace dans le combat politique - démissions et candidatures surprises, trahisons, déclarations spectaculaires et appels empanachés - mais d'une confondante pusillanimité dans l'exercice du pouvoir - réformes ratées, mesures différées, programmes inachevés, lois avancées puis retirées dans la panique. Jacques Chirac était l'élève, l'émule, presque le fils adoptif de Georges Pompidou. Comme lui, il laissera surtout un musée, celui des Arts premiers. Un musée Chirac après un centre Pompidou. Comme lui, en dépit d'un physique aussi longiligne que l'autre était rond, il fut d'abord un conservateur, qui ne croyait pas qu'on puisse vraiment changer les choses et qu'il valait mieux se laisser porter qu'affronter le réel.
Il est vrai que Jacques Chirac est né à la politique en 1968. Secrétaire d'Etat en mai, il a compris très jeune qu'il ne fallait pas, en France, réveiller le lion qui dort. Le lion, c'est-à-dire le peuple, qui peut toujours, sans qu'on sache bien pourquoi, se mettre tout d'un coup à rugir et à faire trembler les piliers du pouvoir. En 1968, le régime faillit tomber. Souvenir indélébile. Tout au long de sa carrière, Jacques Chirac sera confronté à ces explosions mi-colériques mi-joyeuses qui annulent les lois imprudentes et défont les gouvernements. Les mobilisations étudiantes des années 70, les manifestations monstres de décembre 1986, la grande grève de 1995, les protestations anti-CPE de 2006, il les a toutes subies, contraint de reculer, chancelant après l'épreuve, jurant qu'on ne l'y reprendrait plus.
Peut-être pour cette raison, on cherche vainement une grande réforme, une grande mesure qui porte son nom. Les réformes de 1974 furent celles de Giscard, celles de 1986 étaient une réponse à l'activisme socialisant de la gauche. A partir de 1995, il n'y eut plus grand-chose : la dissolution ratée lui ôta le moyen d'agir pendant son premier septennat. La politique étrangère l'occupa presque entièrement pendant le second, tandis que les affaires d'argent sale empoisonnaient l'atmosphère. Il condamna avec lucidité la guerre d'Irak et développe à ce moment-là, fort de son exprience, une vision prophétique des dangers encourus par la coalition occidentale. Cette prescience restera comme son principal fait d'armes, avec les décisions énergiques prises en Bosnie quelques années plus tôt. Il fut européen, mais l'Europe qu'il a voulue et courageusement défendue est en panne. Pour le reste, il fut un conservateur agité, un prudent frénétique, un sabreur de l'immobile.
Il restera pour des gestes et non pour des lois. Son refus de pactiser avec le Front national, sa reconnaissance des crimes de Vichy, son soutien à Simone Veil faisant voter la légalisation de l'interruption de grossesse, son horreur visible de la peine de mort, sa simplicité avec les humbles, son respect des civilisations longtemps méprisées, sa gentillesse privée et sa sollicitude amicale. Paradoxalement, il a tellement trahi ses adversaires de droite, Chaban, Giscard et quelques autres (autant qu'il fut trahi - par Balladur, Sarkozy et beaucoup d'autres -), qu'il a fini par trahir la droite elle-même. Il n'a jamais conduit la révolution libérale dans laquelle la bourgeoisie française voit le salut du pays et de son portefeuille. Toujours, les libéraux et l'establishment ont voulu s'en défaire, lançant contre lui Barre puis Balladur.
Toujours, il leur a fait mordre la poussière, refusant de jeter bas l'Etat-providence, dont il s'accommode fort bien, en rad-soc corrézien, en châtelain à la fibre sociale. Peut-être pour cette raison, le peuple l'aime bien faute de l'admirer beaucoup. Sous Chirac, la France n'a pas surmonté ses faiblesses. Mais la démocratie a été préservée et les Français respectés. Voilà qui mérite, à défaut de l'admiration et malgré l'échec global, une certaine indulgence
Sources Libération
Posté par Adriana Evangelizt