Clearstream, un os pour Villepin
Clearstream : la conversion qui contredit M. de Villepin
Les noms de Dominique de Villepin et de Jacques Chirac figurent en toutes lettres dans l'enquête sur les méandres de l'affaire Clearstream. C'est en effet en invoquant des instructions du chef de l'Etat que le premier ministre aurait commandé, en janvier 2004, une enquête confidentielle sur des soupçons de corruption dont l'une des cibles était Nicolas Sarkozy. Telle est la principale révélation issue des confessions du général Philippe Rondot, ancien conseiller du ministère de la défense pour les questions de renseignement, recueillie le 28 mars par les juges Jean-Marie d'Huy et Henri Pons, qui s'efforcent de démêler l'imbroglio de cette manipulation au cœur de l'Etat.
Au terme de ce témoignage, le chef du gouvernement apparaît nettement mis en cause, en dépit de ses efforts d'apaisement – conjugués avec ceux de M. Sarkozy, après un déjeuner en tête-à-tête, jeudi 27 avril.
Informé de la teneur de ces déclarations, qui ont suscité un vent de panique au sommet du pouvoir, M. de Villepin a pris les devants dans Le Figaro du vendredi 28 avril, il admet avoir lui-même demandé au général Rondot de "faire procéder aux vérifications nécessaires" à la suite de "rumeurs" évoquant le versement de commissions en marge de la vente des frégates de Taïwan, en 1991. Il assure toutefois que sa demande ne visait aucun homme politique; les noms de "personnalités", dit-il, ne seraient apparus parmi les bénéficiaires prétendus de fonds occultes qu'"au printemps 2004".
Si elle coïncide avec la version donnée, la veille, par Michèle Alliot-Marie après sa mise en cause dans L'Express, Le Point (Le Monde des 27 et 28 avril), cette présentation est contredite sur plusieurs points essentiels par les déclarations du général Rondot, consignées dans un procès-verbal de vingt pages établi au terme de quatorze heures d'audition.
Figure de l'espionnage français, M. Rondot est apparu au centre de l'affaire depuis la découverte de ses relations avec les deux personnages soupçonnés d'avoir fomenté la transmission à la justice de listings bancaires falsifiés : Jean-Louis Gergorin et Imad Lahoud, hauts dirigeants du groupe industriel EADS. Aussi les juges avaient-ils perquisitionné à son domicile, saisissant ses archives, avant de le convoquer en qualité de témoin.
Des documents découverts et de son propre récit, il ressort d'abord que l'ancien agent secret a effectué une enquête sur ordre du ministère de la défense et non de M. de Villepin, alors ministre des affaires étrangères.
Cette consigne lui fut donnée par le directeur du cabinet de Mme Alliot-Marie, Philippe Marland, le 15 novembre 2003, soit dix jours après que M. Rondot eut reçu, des mains de M. Gergorin, un "listing informatisé" incluant patronymes, numéros de comptes, dates et mouvements de fonds et présenté par l'homme d'EADS comme extraits du système informatique de Clearstream, établissement financier dont le siège est à Luxembourg. A l'inverse de ce que déclare M. de Villepin, l'officier affirme s'être d'emblée "étonné de la présence d'hommes politiques de droite et de gauche" sur ce document. Cette gêne était visiblement partagée au ministère de la défense; si bien que les instructions de M. Marland préconisaient de circonscrire les investigations aux seuls hauts fonctionnaires des services de renseignement (direction général de la sécurité extérieure [DGSE], direction de la surveillance du territoire [DST] et renseignements généraux) et membres des milieux industriels sensibles cités sur la liste, à l'exclusion de tout homme politique.
Le général raconte avoir été ensuite "convoqué" par M. de Villepin au Quai d'Orsay, le 9 janvier 2004. Il se serait trouvé en présence de M. Gergorin, dont il souligne les liens anciens avec le futur premier ministre : "M. de Villepin connaît depuis très longtemps M.Gergorin, pour avoir travaillé sous ses ordres au conseil d'analyse et de prévision [du Quai d'Orsay]", que le second a dirigé de 1973 à 1984.
Suit ce récit : "Gergorin a sorti de sa poche intérieure de veste un papier. C'était le même listing qu'il m'avait remis en novembre 2003. M. de Villepin m'a alors fait part des instructions qu'il avait reçues au sujet de cette affaire des listings Clearstream de la part de Jacques Chirac." Le ministre lui aurait alors demandé d'outrepasser ses consignes initiales pour s'intéresser aux hommes politiques cités. M. de Villepin, souligne-t-il, lui fit "clairement entendre qu'il s'agissait de vérifier la validité de cette liste pour savoir si les personnalités citées possédaient effectivement un compte chez Clearstream" .
Outre qu'elle infirme la chronologie livrée par M. de Villepin, cette confession présente le premier ministre comme ayant su dès l'origine que la source des listings truqués était l'un de ses proches, à savoir M. Gergorin, et non de simples "rumeurs" soulevant "le problème de la moralisation des grands contrats" , comme il le déclare au Figaro. Le général Rondot affirme que "lors de cette réunion [du 9 janvier 2004], M. de Villepin n'a pas découvert l'affaire", mais qu'il s'en était déjà entretenu avec M. Chirac et souligne que dès cette date, "le nom de M. Sarkozy a été évoqué" – ce qui confirme que celui-ci figurait bien parmi les objectifs de l'enquête à mener.
Retrouvée par les juges au domicile du général, la fiche rédigée à l'issue de la réunion l'atteste plus encore. M. Rondot y avait tracé, à la main, les mots suivants, traduisant l'impression générale que lui avait laissée la conversation : "Enjeu politique : N. Sarkozy. Fixation sur N. Sarkozy (ref. conflit J.Chirac/N. Sarkozy)". Les agendas saisis chez M. Rondot mentionnent neuf rendez-vous ultérieurs avec M.de Villepin – dont l'ordre du jour n'est pas connu.
Un an et demi plus tard, en juin 2005, le général écrivait, dans une note destinée à Mme Alliot-Marie : "Nous ne nous sommes jamais intéressés aux hommes politiques cités, et notamment Nicolas Sarkozy." Mais après des heures d'interrogatoire, l'ancien agent a fini par reconnaître avoir menti : "J'ai écrit un tel mensonge, a-t-il déclaré, pour me mettre à l'abri et protéger mon ministre et moi-même d'une accusation d'avoir participé à une opération douteuse au détriment de M.Sarkozy." Cet aveu met en cause Mme Alliot-Marie en plus du premier ministre et – indirectement – du chef de l'Etat, expliquant les perquisitions conduites dans le bureau de la ministre de la défense, le 13 avril.
Un autre élément compromet par ailleurs M. de Villepin, accréditant sa relation privilégiée avec MM. Gergorin et Lahoud : en mars 2004, ce dernier fut interpellé dans le cadre d'une "affaire privée", se souvient M. Rondot, et la police trouva sur lui une lettre de M. Gergorin indiquant qu'il était "investi d'une mission de lutte antiterroriste" pour les services secrets. Informé, le général aurait téléphoné à M. Gergorin pour le sermonner vivement. "Quelques moments après, assure-t-il, j'ai reçu un coup de téléphone de M. de Villepin, qui m'a demandé de faire libérer Lahoud" – ce qui semble s'être effectivement produit.
Le général a en tout cas certifié aux juges avoir "senti le montage dès le mois de mai 2004" et en avoir alors informé Mme Alliot-Marie, après avoir "fait part de [ses] doutes à M. de Villepin en avril 2004". A cette même époque, débutaient les envois anonymes de listings de Clearstream au juge Renaud Van Ruymbeke, chargé de l'instruction sur le contrat des frégates de Taïwan, assortis d'invitations insistantes à prolonger ses recherches – ce que le juge fit, avant de conclure, lui aussi, à une probable manipulation.
Entre-temps, M. de Villepin était devenu ministre de l'intérieur. C'est alors qu'il commandait, après la publication des documents truqués dans Le Point, en juillet 2004, une seconde enquête, cette fois à la DST. Il semble pourtant établi qu'il en connaissait d'avance les conclusions : celles-ci dénoncèrent, de fait, une "manipulation", pointèrent le rôle trouble de M. Gergorin, mais ne furent portées à la connaissance ni de la justice ni de M. Sarkozy.
Sources : LE MONDE
Posté par Adriana Evangelizt