Objectif de Rondot "Protéger D de V"
L'objectif du général Rondot "Protéger D de V"
par Gérard Davet et Hervé Gattegno
L'expression parle d'elle-même : "Une épée de Damoclès sur D de V." Tracée, le 7 octobre 2005, par le général Philippe Rondot sur l'une de ses fiches quadrillées – jusqu'ici inédite –, au sortir d'une entrevue avec le général Jean-Louis Georgelin, chef d'état-major particulier de Jacques Chirac, elle témoigne de l'anxiété que l'affaire Clearstream suscitait déjà, alors, au sommet du pouvoir. L'enquête sur le"corbeau" et ses fausses révélations n'avançait guère, mais l'Elysée s'en tenait informé au plus près. Suivaient ces annotations : "Rôle de JLG ; audition d'Imad Lahoud : qu'a-t-il dit ? Le général G se dégage , c'est du politique."
Ainsi, huit mois avant son identification par les juges d'Huy et Pons, la responsabilité de M. Gergorin, alors vice-président du groupe EADS, et la part prise, à ses côtés, par M. Lahoud dans la propagation des listings falsifiés de Clearstream relevaient du secret de Polichinelle jusqu'à la présidence de la République. Mais le danger que pouvait représenter la mise en cause des deux hommes pour le premier ministre – voire pour l'Elysée – en avait fait un secret d'Etat.
Les notes du général le montrent, qui évoquent à maintes reprises cette préoccupation : "Protéger D de V." Son attitude, depuis qu'il tient une place centrale dans l'instruction des juges d'Huy et Pons, le confirme : il n'a pas ménagé ses efforts pour exonérer M. de Villepin – devant les magistrats, le 28 mars, puis dans Le Figaro du 2 mai et dans le Journal du dimanche du 14 mai ; surtout, il s'est abstenu, durant sa longue déposition, de désigner M. Gergorin comme l'auteur des courriers anonymes – alors qu'il savait la vérité depuis l'origine.
L'interrogatoire s'ouvrait pourtant sur cette question : "Quelle est votre connaissance de l'affaire dite 'du corbeau' et connaissez-vous Imad Lahoud et Jean-Louis Gergorin, dont les noms ont été cités dans cette affaire?" M. Rondot y répondait par de longs développements chronologiques, se bornant à indiquer qu'"au milieu de l'été 2004", il avait "espacé ses rencontres" avec M. Gergorin, "car c'est à ce moment-là que son nom [était] apparu comme étant le possible corbeau".
Pourquoi avoir dissimulé l'évidence ? L'explication se trouve, elle aussi, dans les notes manuscrites de l'ancien agent : elles expriment, au fil des mois, le conflit intérieur du général, tiraillé entre la méfiance que lui inspirait le tandem Gergorin-Lahoud, sa loyauté à l'égard du pouvoir et sa fidélité amicale envers M.de Villepin, puis son inquiétude de voir la piste des falsificateurs remonter un jour – à tort ou à raison – jusqu'au plus haut niveau.
Et pour cause : c'est bien en vertu d'"instructions" du chef de l'Etat que le ministre des affaires étrangères de l'époque l'avait chargé, le 9 janvier 2004, de vérifier l'authenticité des listings – quoique Matignon et l'Elysée aient affirmé le contraire depuis lors. Une lettre adressée à M. de Villepin par M. Rondot, le 12 janvier 2004, l'atteste : assurant le ministre – qu'il tutoie – de son "très fidèle dévouement", il cite "les propos du président, tels que [M. de Villepin] les a rapportés", mais émet aussi cet avertissement : "Pour suivre avec beaucoup d'attention ce dossier, il faut être certain de ce qui y est avancé, ce qui suppose, à la fois, la validation des informations obtenues et la rigueur dans leur interprétation." Durant les semaines suivantes, les vérifications infructueuses s'accumulant, le général multipliera les mises en garde, au ministère de la défense et auprès de M. de Villepin.
Le malaise grandit lorsque ce dernier, alerté par M. Gergorin, demande au général Rondot d'intervenir pour faire libérer Imad Lahoud, placé en garde à vue le 25 mars 2004 dans une affaire d'escroquerie (Le Monde du 28 avril). Au directeur du cabinet de Michèle Alliot-Marie, Philippe Marland, M. Rondot écrit alors "[sa] conviction que M. Gergorin a cherché à [l]'instrumentaliser", sans s'étendre sur l'initiative troublante du futur premier ministre. Devant les juges, il a précisé, depuis : "Dominique de Villepin craignait peut-être qu'Imad Lahoud ne parle de cette affaire."
La même crainte est exprimée à plusieurs reprises après que le vice-président d'EADS a pris ses premiers contacts avec le juge Van Ruymbeke. Le 22 juin, le général évoque, dans ses notes, l'"envoi 'anonyme' d'un CD-ROM au juge" et se promet de vérifier que "la DST ou la DGSE ne s'intéresse pas à JLG", comme pour s'assurer que le "corbeau" n'est pas soupçonné. Puis, après la publication des premiers documents, dans Le Point du 8 juillet 2004, il souligne "le risque que le PR soit atteint" et cite M. de Villepin : "Si nous apparaissons, le PR et moi, nous sautons" (Le Monde du 12 mai). La même fiche recèle d'autres mentions intrigantes : "Mahdi [M. Lahoud] sait beaucoup de choses de JLG avec implication de D de V et le juge VR ? Protéger D de V et PR."
L'embarras du général croît encore, à la fin de juillet 2004, quand il informe M. de Villepin des conclusions négatives de ses recherches – "les services considèrent que c'est un montage", lui dit-il le 27 juillet –, mais que le futur premier ministre insiste pour qu'il prolonge ses vérifications. Le même jour, recensant les victimes de la "tentative d'instrumentalisation" en cours, il mentionne : "MD" (ministère de la défense), "CROS" (conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales, c'est-à-dire lui-même), "juge VR" et "presse" – sans inclure M. de Villepin. Le 2 septembre suivant, après un nouvel entretien avec ce dernier, il mentionne l'"allusion à une liste de 5000 numéros de comptes reçus par le juge" et note : "A voir avec JLG". Entre-temps, le 20 août, le "corbeau" a effectivement envoyé un autre CD-ROM à M. Van Ruymbeke, mais l'information n'est alors connue que des seuls initiés…
M. Rondot ne conclut définitivement – et par écrit – à la "manipulation" que le 19 octobre, soit un mois et demi après qu'une information judiciaire eut été ouverte pour "dénonciation calomnieuse". A lire ses notes, la crainte s'imposa alors que la mise en cause de MM. Gergorin et Lahoud n'éclabousse le pouvoir. Le 24 octobre, sortant d'une discussion avec M.de Villepin sur les "aspects judiciaires" de l'affaire, il écrit : "D de V me demande de voir JLG pour mise en garde."
Le 26 octobre, après une entrevue avec M. Marland, il relève : "Enjeu JLG et IL : le risque est que ceux-là essayent de mettre en cause D de V." Le 23 novembre : "Vois D de V : mise au point, le rassurer, langage à tenir : pas d'objection." Et le 24, après ce rendez-vous : "Les craintes : que Mahdi dévoile ce qu'il sait de JLG ?" Suivait ce commentaire, attribué à M. de Villepin : "L'affaire, selon lui, va se dégonfler. Les juges (…) devraient 'ne pas aller plus loin'." C'est peu dire qu'il se trompait.
Sources : LE MONDE
Posté par Adriana Evangelizt