Un proche de Villepin justifiait ainsi, il y a quelques semaines, l’OPA lancée sur Matignon: «Il cherche à forcer la main du président. Leurs relations sont ainsi faites que Dominique est convaincu qu’il n’obtiendra rien sans ruer dans les brancards.» Naturellement, si Chirac a fini par «obtempérer», c’est parce que Villepin sait aussi revêtir les habits du flatteur. Le même député assure que la botte secrète du nouveau Premier ministre réside dans son art de se montrer «insolemment courtisan» avec le président. Ses vieux amis ne se souviennent pas, par exemple, qu’il ait été sensible aux arts premiers avant de travailler avec Chirac, dont c’est un des dadas...
Nul doute cependant que Villepin sera un Premier ministre infiniment moins docile que Raffarin. Pour décrocher Matignon, il s’est coulé dans le moule chiraquien en proclamant son aversion pour le libéralisme et sa foi dans le «modèle social français». Mais les yeux déjà rivés sur l’élection présidentielle de 2007, et convaincu d’avoir une obligation de résultats rapides, il n’hésitera pas à bousculer les certitudes présidentielles si nécessaire. Le «happening permanent», à vrai dire, c’est assez peu Chirac: beaucoup plus Villepin!
Sarkozy: le «talent»du «nabot»
Ils ont tous les deux le tutoiement facile, mais ils se vouvoient: les rapports entre le nouveau Premier ministre et son inattendu ministre de l’Intérieur restent marqués par l’asymétrie de leur position quand ils se sont connus: Sarkozy était déjà ministre du Budget, alors que Villepin n’était «que» directeur de cabinet d’Alain Juppé au Quai-d’Orsay. On est en 1993, et ils ne font que se croiser dans des réunions interministérielles. Premier souvenir de Sarkozy: partisan de Balladur, il décroche son téléphone, lors de l’élection présidentielle de 1995, pour agonir d’injures Villepin, soutien de Chirac et auteur de propos venimeux parus dans la presse. Au lendemain de l’élection, Villepin professe de son côté que le «traître» Sarkozy est mort: il serait le prototype de l’homme politique archaïque.
Avec les premières difficultés du gouvernement Juppé, le ton change. Un ami commun suggère à Villepin de rencontrer Sarkozy. Réponse: «C’est impossible. Je ne pourrais pas en parler au président qui serait très fâché s’il l’apprenait par ailleurs.» Preuve qu’il sait jusqu’où ne pas aller trop loin avec Chirac... Ce n’est qu’après l’accession du couple Séguin-Sarkozy à la tête du RPR, en 1997, que le contact se noue véritablement. Pendant cinq ans, jusqu’à l’élection présidentielle de 2002, Villepin devient l’agent traitant de Sarkozy à l’Elysée. Entre les deux hommes, qui se découvrent, le climat est rapidement idyllique. A preuve, le portrait dithyrambique de Villepin dressé par Sarkozy dans un livre paru en 2001 (2): «Le quotidien l’assomme, la médiocrité le déprime, l’adversité le requinque. Attaché à toute force à ce que Chirac soit à la hauteur de son destin, il enrage dès qu’une décision n’est pas prise dans la minute. Il n’y a pas de petitesse chez ce guerrier.» Le futur patron de l’UMP s’avoue en particulier bluffé par le fait que le secrétaire général de l’Elysée a soutenu sa candidature à la présidence du RPR, en 1999, contre l’avis de Chirac.
Aujourd’hui, on le sait, le ton a changé. Du moins côté Sarkozy. Devant ses amis, le ministre de l’Intérieur a été jusqu’à justifier son retour au gouvernement par sa volonté d’échapper aux flèches empoisonnées décochées par Villepin: il a découvert de la «petitesse chez ce guerrier»! Si le goût du nouveau Premier ministre pour les «affaires» est indéniable (voir plus loin), rien n’indique cependant qu’il ait cherché Place-Beauvau à déstabiliser Sarkozy, aussi bien dans l’affaire Clearstream qu’à l’occasion de ses problèmes conjugaux.
Le rapport de Villepin à Sarkozy est nettement plus serein. Aujourd’hui comme hier, il recherche sa collaboration au nom de la «République des talents». Il l’a invité deux fois à déjeuner avant d’accéder à Matignon pour lui proposer une alliance. Dans une classe politique pour qui il ne professe que mépris, il distingue dans le président de l’UMP une «énergie». Ce qui ne l’empêche pas de se gausser de lui, en privé, le traitant volontiers de «nain» ou de «nabot»: promenant un regard stratosphérique sur la politique, il juge Sarkozy beaucoup trop concentré sur des dossiers qui, à ses yeux, relèvent de l’intendance.
Ce qui est sûr, c’est qu’à la différence de nombreux hommes politiques, y compris de gauche, Villepin ne souffre pas du «complexe Sarko». Il juge son ministre de l’Intérieur beaucoup trop à droite pour être en mesure d’être élu président de la République. Les sondages actuels ne seraient qu’un leurre. Villepin en est intimement convaincu: en cas de réussite à Matignon, il devancera Sarkozy au premier tour en 2007, comme Chirac a dominé Balladur en 1995.
La grandeur de la France
C’est une chose qu’on ne peut contester au nouveau Premier ministre: il est naturellement gaullien. Les meetings qu’il a tenus pendant la récente campagne électorale l’ont une fois de plus attesté. A Périgueux, le 20 avril: «Je crois au génie de la France.» A Amiens, le 25 mai: «La France, le pays qui a porté la lumière aux peuples du monde.» Ou encore: «La seule place de la France: devant.» Alors que les leaders socialistes réduisent souvent leur horizon à la gauche, que Sarkozy se présente en champion de la droite et Bayrou en héraut du centre, alors que Chirac a toujours parlé étriqué, Villepin parle France couramment.
Dans cette veine, il expliquait très sérieusement début 2002 que Lionel Jospin n’avait aucune chance d’être élu à l’Elysée parce qu’il «était heureux en ménage». Quel rapport entre les deux propositions? «Pour devenir président, il faut avoir envie de faire l’amour avec la France», répondait-il, superbe. «J’ai grandi dans la passion de la France», confesse-t-il, pour expliquer ce gaullisme viscéral. Dominique de Villepin a été longtemps un Français de l’étranger. Né au Maroc, il a vécu la plus grande partie de sa jeunesse entre le Venezuela et les Etats-Unis. Mais ses parents l’ont élevé dans la religion du drapeau. Adulte, il s’est engagé au service exclusif de la France, dans la diplomatie. En meeting, il reboutonne sa veste avant d’entonner «la Marseillaise»...
Marquer l’histoire de France, tel est son rêve. Il a préparé depuis... de longues années son discours de politique générale. Il souhaite frapper les esprits, à la manière de Chaban-Delmas en 1969 avec la «nouvelle société». Raffarin s’est fait le champion de «la France d’en bas». Villepin est un enfant de «la France d’en haut» qui rêve éternellement de «sursaut».
La «saloperie humaine»
«Il est dans le plus élevé et le plus bas. D’un côté, il est féru de poésie, de littérature, de grandeur; de l’autre, il est tout aussi fasciné par la saloperie humaine, ce "misérable petit tas de secrets" qui fait notre vie, selon Malraux.» Ce proche ami n’hésite pas à comparer Dominique de Villepin à... François Mitterrand, qui goûtait autant les romans les plus ciselés que les notes les plus salaces des Renseignements généraux. «Avoir barre sur les hommes, grâce à la connaissance de leurs libidos, manipuler la pâte humaine, c’est sa passion secrète», poursuit le même proche.
Aux yeux du nouveau Premier ministre, autant la France est grande, autant l’homme est petit. Il a émis ce jugement un jour en comité restreint: «Il n’existe pas d’homme sans tache. Quand on croit cela d’une personne, c’est simplement qu’on est mal informé sur elle.» Quand la «saloperie» ne règne pas, la connerie n’est pas loin. Confession d’un haut fonctionnaire qui a travaillé avec lui à l’Elysée: «Dominique partage l’humanité entre les petits connards et les grands cons. Tout le problème pour nous, ses collaborateurs, c’était de ne pas passer de la première à la seconde catégorie.»
Aux yeux de Villepin, il y a pire que M. Tout-le-Monde: l’homme politique. Là, c’est un véritable florilège: «Comment voulez-vous que les députés soient intelligents? Ils ont presque tous été conseillers généraux avant.» «Un homme politique français, c’est quelqu’un qui a une femme en province et une maîtresse à Paris.» «Tous ces petits messieurs ont le cul sale.» Ou encore, cité récemment par «le Monde»: «Ils ont un organe plus développé que les autres, c’est le trouillomètre.»
Le fait que Dominique de Villepin ne se soit jamais présenté à une élection ne tient pas du hasard. A ses yeux, le suffrage universel rétrécit, rapetisse, racornit... Comment s’étonner dès lors si ses relations avec les élus ont toujours été fraîches? La dissolution ratée de 1977, dont il a été l’inspirateur, a contribué à les distendre un peu plus. Chirac s’en est inquiété à la mi-2004, quand il a commencé à songer à le nommer pour Matignon. Villepin a multiplié Place-Beauvau les déjeuners et les dîners de parlementaires. Sans parvenir toujours à les séduire, malgré son aisance verbale et son charme très réel.
C’est que, pour le microcosme, la cause est entendue: Villepin est un fouailleur de vies privées. A l’Elysée, il gérait les «affaires» pour Chirac; désormais, il les gère pour son propre compte. La «parano» de Sarkozy est symptomatique: Villepin ne fait pas peur seulement à cause de ses foucades...
La fascination pour l’échec
L’épisode a été largement rapporté par Philippe Boggio, dans une récente biographie (3). En mars 1997, Dominique de Villepin téléphone à Bernard Henri-Lévy au lendemain de l’échec de son film, «le Jour et la nuit». BHL est un essayiste à succès, mais c’est à l’occasion d’un flop retentissant que le secrétaire général l’invite à l’Elysée pour en disséquer les raisons. «C’est révélateur de la fascination de Dominique pour l’échec, explique un des rares députés à être entré dans son cercle rapproché. Cette fascination, on la retrouve, comme un fil rouge, dans toute son "œuvre", de la dissolution de 1997 à son meilleur livre, consacré aux Cent Jours: comment oublier qu’ils se sont terminés à Waterloo? Et voilà qu’à peine arrivé à Matignon il reprend la référence des Cent Jours! Sarkozy, lui, c’est Bonaparte au pont d’Arcole.»
Un autre ami préfère insister sur «la violence qu’il porte en lui. Il a quelque chose d’extrême. Il a manifestement souffert. Mais de quoi?». Afin de marquer combien l’indiffèrent les remugles du microcosme, le nouveau Premier ministre a confessé à i-Télévision: «La mort d’un frère, ça, ça vous transforme.» Dominique de Villepin a été très touché par la disparition de son aîné, Eric, dont il était proche. Un frère fragile mort à 20 ans d’une crise cardiaque, selon «le Monde», après une promenade en mer mouvementée qu’ils avaient faite ensemble.
Un «Américain» antiaméricain
Retour du meeting d’Amiens, le 25 mai. A 23 h 30, Villepin fait arrêter sa voiture sur une aire d’autoroute. Il sort son portefeuille de la poche de sa veste et se précipite en chemise dans la cafétéria déserte où il achète un sandwich sous Cellophane et un Orangina Fire. Comme il avait déjà fait une pause semblable à l’aller, on suggère que les aires d’autoroute l’attirent. Son visage s’éclaire: «J’adore ça. C’est mon côté américain.» Et de rêver de rentrer à Paris dans un grand car «avec des consoles» où chacun prendrait place pour écouter de la musique. Villepin, «on the road again», sur une improbable Route 66 qui traverse l’Oise...
Son côté américain: à Toulouse, où il a été pensionnaire le temps de passer le bac, ses camarades de classe l’appelaient déjà «l’Américain». Normal: il venait des Etats-Unis et il y retournait pendant les vacances. Il a retrouvé les Etats-Unis comme diplomate au milieu des années 1980. L’Amérique, il en est donc imprégné. Mais c’est lui qui l’a défiée, le 14 février 2003 à l’ONU, au moment de la crise irakienne, parlant au nom d’un «vieux pays, la France, et d’un vieux continent, l’Europe».
Un grand écart qui met en lumière toutes les facettes du personnage. A sa nomination comme ministre des Affaires étrangères en 2002, Villepin demande au Quai-d’Orsay de mettre une sourdine à son antiaméricanisme traditionnel. Selon Jean-Louis Borloo, il exprime même des réticences quand Chirac condamne d’emblée toute intervention en Irak. Mais au fur et à mesure que le bras de fer entre Paris et Washington se durcit, celui qui s’affirme d’abord comme un «spécialiste de la communication de crise» fait dans la surenchère. A l’Elysée, il clamait que son rôle était de permettre à Chirac «d’être lui-même», de le débarrasser de ses prudences, de sa propension à couper toutes les poires en deux. Au Quai-d’Orsay, il craint que Chirac prenne peur de son audace et vacille devant la détermination américaine. Aussi entreprend-il de bloquer tout retour en arrière en agitant le spectre d’un veto français à l’ONU: «Pendant quelques jours, Chirac et Villepin se sont livrés à une fascinante partie d’échecs, confie un diplomate. La vérité, c’est que le ministre des Affaires étrangères a enfermé le président dans son discours.»
Etonnant paradoxe! Le refus d’intervenir en Irak aux côtés des Américains a fait la quasi-unanimité dans la classe politique française. Alors que le quasi-usage du veto a été condamné mezzo vocce par nombre de responsables, de Nicolas Sarkozy à Lionel Jospin. «Inutile et blessant», estimait à l’époque l’actuel ministre de l’Intérieur, pendant que l’ancien Premier ministre socialiste parlait d’une «ligne juste appliquée sans justesse». Qu’on l’approuve ou qu’on le condamne, ce défi aux Etats-Unis est dû au plus «américain» des leaders français. «Il ne faut pas s’y tromper, analyse un de ses amis. Par temps calme, Villepin est suffisamment fin pour ne pas en rajouter. Mais en temps de crise, il se dévoile: son fond de sauce, c’est l’antiaméricanisme, dans le droit fil de la tradition du Quai-d’Orsay et de la doctrine gaulliste.»
Les questions d’intendance
Matignon, une erreur de casting? A priori, Villepin apparaît davantage taillé pour l’Elysée – au service de la France éternelle – ou pour l’Intérieur – comme Fouché, il aime la basse police. Mais un Premier ministre doit plonger les mains dans un tout autre cambouis: se coltiner les dossiers chauds, en particulier économiques et sociaux. Villepin vient de s’autopromouvoir général en chef dans le combat contre le chômage. A priori, il a autant de titres pour y prétendre que Philippe Douste-Blazy pour devenir ministre des Affaires étrangères... C’est dire que ce n’est pas gagné!
En sept ans à l’Elysée, il a sidéré tous ceux qui l’ont côtoyé: jamais il n’a émis une opinion sur un dossier de politique intérieure. Mieux: il se vante de n’avoir jamais ajouté un commentaire de sa main sur les notes préparées par le cabinet et qu’il transmettait au président. Fidèle à sa conception policière de l’histoire, il restera comme l’homme invisible de l’Elysée. Il intervenait quotidiennement bien sûr, mais sous le seul prisme de la communication. De crise, forcément... C’est ainsi qu’il a prôné le retrait pur et simple de la loi Debré au moment de l’occupation de l’église Saint-Bernard, durant l’été 1996.
A Matignon, ce mépris très gaullien pour les questions d’intendance est interdit. Villepin a conscience de la difficulté. Dans la perspective de sa nomination, il a bachoté afin de s’imprégner des dossiers qu’il avait dédaignés depuis 1995. C’est ainsi qu’en compagnie de son conseiller aux études Bruno Le Maire, pour sa part parfaitement averti des blocages de la société française, Villepin a rencontré de nombreux économistes, syndicalistes et patrons. L’un de ses interlocuteurs avoue avoir été surtout frappé par son absence de culture économique et par son dilettantisme...
La tentation de la cahute
Qu’ils l’admirent ou qu’ils s’en défient, ceux qui connaissent Dominique de Villepin estiment que Jacques Chirac a fait un pari à haut risque en nommant son «meilleur chef de commando» à Matignon. Bien sûr, les pro-Villepin pensent que ce pari peut être gagné. «La vérité, c’est qu’il est très supérieur intellectuellement à Sarkozy, assure un sénateur proche des deux hommes. Grâce à son acuité et à son énergie, il devrait dominer ses démons et ses passions.» «J’ai toujours été convaincu qu’il aurait un destin», surenchérit un ancien condisciple de l’ENA. «De toute manière, ajoute un troisième proche, plus circonspect, si ça ne marche pas, il fera autre chose. Il ne vient pas à Matignon pour être médiocre. Il a une conception romanesque de sa propre existence: il est capable d’avoir plusieurs vies, d’aller ensuite vivre dans une cahute au fond du Sénégal...»
(1) «Matignon rive gauche» (Seuil).
(2) «Libre» (Robert Laffont).
(3) «Une vie» (la Table ronde).
Hervé Algalarrondo