Le couple Chirac-Villepin à l'épreuve de Clearstream
Le couple Chirac-Villepin à l'épreuve de l'affaire Clearstream
par Béatrice Gurrey et Christophe Jakubyszyn
Il sait, par le menu, tout ce qui se raconte dans les cercles du pouvoir, sur sa relation avec Dominique de Villepin. Jacques Chirac connaît toutes les anecdotes, vraies ou fausses, qui circulent sur le thème "rien-ne-va-plus" avec son premier ministre. Ses amis proches, ou son épouse Bernadette, qui dîne en ville, l'informent de tout. Lui qui s'est vanté si souvent de ne "pas lire la presse", il a vu ces articles expliquant combien le premier ministre le manipulait au moment de la crise du CPE, en avril. "Je crois que c'est surtout Villepin qui disait partout qu'il était le "cerveau" de Chirac", observe l'un des vieux amis du chef de l'Etat. "Il faut aller au-delà des méchancetés faciles qui se disent dans Paris", recommande le secrétaire général de l'Elysée, Frédéric Salat-Baroux.
Après quarante ans de vie politique, il en faudrait davantage à Jacques Chirac pour s'émouvoir. Quand ses collaborateurs reçoivent Le Monde pour cette enquête, le président ouvre discrètement la porte et lance, jovial : "Rien d'extraordinaire ?" M. Chirac semble d'humeur allègre. Vendredi 1er décembre, alors que les juges informent Villepin qu'ils souhaitent l'entendre comme témoin dans l'affaire Clearstream, Jacques Chirac appelle Matignon. Il se dit "très heureux de cette nouvelle". On n'a jamais cru, à l'Elysée, que le premier ministre serait entendu comme témoin assisté. Le président veut croire que le pire est passé dans cette "histoire de corne-cul". Frédéric Salat-Baroux : "Pour le président, cette affaire n'avait aucune réalité, aucun fondement. On a eu un mal fou à le faire s'intéresser un minimum à cette histoire." Il n'ose pas dire "abracadabrantesque".
Les relations avec Dominique de Villepin ne sont plus un problème. A défaut d'avoir été une solution. "C'est Chirac qui dose les rapports de force. Il laisse toujours les gens tenter leur chance. Mais, depuis le CPE, c'est réglé. Villepin a joué son va-tout et il a perdu", analyse un ancien ministre, proche du président. Nicolas Sarkozy s'apprête à recevoir le soutien officiel de l'UMP, pour être son candidat à la présidentielle. "Chirac n'aura d'autre choix que de l'adouber. Tout se réglera dans le bureau du président, d'homme à homme. Ils savent désormais qu'il n'y a plus d'autre scénario", confie un ministre de poids. Peut-être.
Jacques Chirac sait aussi à quel point son premier ministre s'est isolé. Des deux "visiteurs du dimanche" de l'Elysée, Pierre Mazeaud et Jean-Louis Debré, qui ont aidé et cornaqué le nouveau premier ministre, seul le président de l'Assemblée nationale le soutient encore. Le "fils préféré" du président, Alain Juppé, s'est fâché avec Villepin, qui a évincé tous ses fidèles. "Pourquoi ne t'appuies-tu pas sur les miens, qui sont aussi les tiens ?", a demandé Juppé, incrédule. Une poignée de députés lui reste, la majorité mise sur Sarkozy. Et la droite n'attend qu'une chose : la bénédiction du chef à son champion, le plus vite possible. "C'est son intérêt personnel et l'intérêt du pays qu'il soutienne massivement Nicolas. Il sait très bien que je le lui dirais s'il m'appelait : c'est pour cela qu'il ne le fait pas", glisse Antoine Rufenacht, son directeur de campagne en 2002.
Le président avait hésité avant de nommer à Matignon un homme dont il connaît tous les ressorts et dont il a fait la carrière de bout en bout. Secrétaire général de l'Elysée, ministre des affaires étrangères, ministre de l'intérieur et enfin premier ministre : Villepin lui doit tout, sans jamais être passé par la case élections. C'est le non massif au référendum sur la Constitution européenne, le 29 mai 2005, qui l'a propulsé à Matignon.
S'il dispose d'alliés à l'Elysée, Villepin a surtout le meilleur lobbyiste qui soit : lui-même. Il campera dans le bureau du président autant de fois que nécessaire. "Chirac n'avait pas confiance à 100 %. C'est pour ça qu'il a hésité", note un chiraquien de toujours. Pour : de la fidélité, du panache, le sens de l'Etat, une convergence de vues sur le plan international. Contre : la propension à s'emballer, le refus d'être élu, la rancune tenace de la majorité depuis la dissolution. Au final, "le président le choisit pour des raisons froides et rationnelles. Un premier ministre, ce n'est jamais par défaut et jamais sans une part de risque", nuance Frédéric Salat-Baroux. "Chirac n'a pas choisi Sarkozy, parce qu'il n'en voulait pas pour des raisons de fond. Il n'était pas dans une logique mitterrandienne consistant à placer Sarkozy à Matignon pour l'affaiblir", ajoute le directeur du cabinet du premier ministre, Bruno Le Maire.
Villepin réussit, à Matignon, au Parlement, dans l'opinion. Mais ces bonnes nouvelles s'accompagnent bientôt de motifs d'inquiétude. Ah cet "éloge funèbre" qu'il prononce à La Baule, après l'accident cérébral du président, le 2 septembre 2005 ! Et cette gourmandise à présider le conseil des ministres à sa place, le 7 septembre, pendant que le chef de l'Etat se repose au Val-de-Grâce. Alors qu'il aurait pu se contenter d'une réunion interministérielle, glisse Jean-Pierre Raffarin. "Certes, Chirac le lui propose. Mais il aurait aimé que Villepin lui réponde : "non, monsieur le président, nous attendrons votre retour"", assure l'ancien premier ministre. Frédéric Salat-Baroux corrige : "Ce conseil des ministres ne s'est tenu que parce que des ordonnances risquaient de tomber (si elles n'étaient pas prises à ce moment-là). J'y ai assisté. Il a été évacué le plus vite possible."
Cette manie, aussi, qu'a le premier ministre de vouloir régenter les rapports entre le président et Sarkozy. Au moment du voyage du ministre de l'intérieur en Algérie, Villepin s'énerve : "Il va tout vous prendre !" Chirac reste de marbre. En janvier, le chef de l'Etat s'offre un aparté avec le président de l'UMP, pendant un conseil des ministres. On vient de nommer une préfète déléguée à l'égalité des chances. "Tu te rends compte ! Préfète ! C'est formidable. Son père était ouvrier, sa mère femme de ménage... Le plumeau, le plumeau ! C'est ça la République de l'égalité des chances." Villepin s'interrompt dans sa communication, comme un maître d'école devant des élèves dissipés. Alors le président se tait aussi, glacial. "Il y a eu un silence pesant, comme si un crime de lèse-majesté avait été commis", témoigne un ministre.
Le pire est à venir. C'est ensemble, ayant pesé tous les risques, qu'ils se lancent dans la promotion du CPE. Ils ont passé un pacte, le 31 mai 2005 : réussir sur l'emploi, le sujet majeur sur lequel leurs sorts sont liés. "C'est l'Elysée qui, le week-end des 14 et 15 janvier, remplace le CNE élargi aux entreprises de moins de 500 salariés, que nous avions préparé, par un contrat spécifique pour les jeunes", affirme un ministre.
Devant l'hostilité croissante de la jeunesse, Jacques Chirac demande au premier ministre de reculer. A chaque fois, Villepin l'en dissuade, renverse les arbitrages, prépare avec lui, jusqu'au dernier moment, ses interventions télévisées. Il ira jusqu'à convaincre le chef de l'Etat de promulguer une loi qui ne sera pas appliquée et de l'annoncer en direct à la télévision. Le président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, est furieux de ce "putsch institutionnel". Frédéric Salat-Baroux propose sa démission. Debré affiche sa tête des mauvais jours. "Chirac assume, comme toujours, mais n'oubliera pas", conclut un familier de l'Elysée. "Villepin a violé les institutions, il aurait dû mourir institutionnellement", dit-il.
Pourtant, Chirac est toujours bluffé par la capacité de son premier ministre à rebondir. A l'Elysée, Frédéric Salat-Baroux évite les couacs. "Les grandes impulsions, les valeurs fondamentales, les questions internationales et la défense, c'est ici. C'est le président qui fixe le cadre. Le premier ministre l'applique, avec une certaine liberté de manoeuvre dans la méthode", dit-il. Bruno Le Maire confirme : "Il y a toujours une très grande proximité et une répartition des tâches assez claire. Le premier ministre met en musique les directives du chef de l'Etat."
Raffarin, lui, analyse froidement : "Leur relation, qui était exceptionnelle, est devenue banale et institutionnelle." Reste une certaine intimité que les épreuves du pouvoir n'auraient pas entamée. "Dans la case culture et histoire, il y a toujours Villepin", note François Baroin, intime du président. Ils gardent en partage les arts premiers, la poésie, les relations internationales, l'Afrique... "Sur l'inspiration politique, sur la place du social, le rassemblement du pays, le refus du communautarisme, ils sont tous les deux chiraquiens !", poursuit le ministre de l'outre-mer : "Cette relation-là n'est pas soluble dans les difficultés quotidiennes." Chirac l'a choisi et le gardera jusqu'au bout. Pour passer, à la fin, le relais à Nicolas Sarkozy ? Une dernière épreuve à franchir... Ensemble.
Sources Le Monde
Posté par Adriana Evangelizt