Le risque du pouvoir total
Alors la chute de l'article pour ceux qui n'irait pas jusqu'au bout... "Son élection serait donc dangereuse par le pouvoir démesuré dont il disposerait, sans contrôle."
Le risque du pouvoir total
par Patrick Weil
Depuis le début de la campagne présidentielle, le refus d'une concentration excessive du pouvoir s'est exprimé, d'abord avec la désignation de Ségolène Royal comme candidate des socialistes, puis avec l'émergence de François Bayrou. Pour la première fois depuis vingt ans, le rejet de cette concentration s'incarne en deux candidats à même de l'emporter et d'inverser une évolution de la Ve République qui semblait inéluctable.
Depuis 1962 en effet, c'est autour du président de la République que s'organise le gouvernement du pays. Tel était dans l'esprit de De Gaulle et de ses successeurs le sens de l'élection directe du président par le peuple. Pourtant, une certaine incertitude est toujours demeurée sur la répartition des pouvoirs, puisque l'Assemblée nationale aussi est élue au suffrage universel et que le gouvernement est responsable devant elle.
Des machines à gagner les élections présidentielles et législatives se sont donc progressivement construites, à gauche et à droite. D'abord des alliances, puis des grands partis (PS et UMP) capables d'assurer dans leur camp une domination de la représentation des citoyens à toutes les élections nationales. Au total, le cumul de pouvoirs et l'irresponsabilité politique du chef de l'exécutif sont sans équivalent dans une autre démocratie, même si l'étendue de ses pouvoirs varie selon qu'il dispose ou non d'une majorité au Sénat, d'un "soutien" du Conseil constitutionnel et du contrôle direct d'un parti majoritaire. Depuis vingt ans, pourtant, les électeurs ont donné des signes de plus en plus forts qu'ils étaient à la recherche désespérée de contre-pouvoirs.
A trois reprises, en 1986, 1993 et 1997, ils ont tenté la cohabitation et expérimenté lors de la dernière en date - le quinquennat de Lionel Jospin - combien la Ve République pouvait aussi être parlementaire et fonctionner autour du chef de gouvernement dans un travail d'équipe. Or, en alignant la durée des mandats du président et des députés, l'instauration du quinquennat présidentiel a eu pour objectif de diminuer le risque, insupportable pour les responsables des partis, de telles cohabitations et pour conséquence d'accentuer la confusion des pouvoirs entre les mains du chef de l'Etat.
Lors de l'élection présidentielle de 2002, les électeurs ont donc sanctionné les candidats des deux grands partis qui n'ont obtenu ensemble que 35 % des voix exprimées au premier tour. Et depuis 2002, ils ont défait le chef de l'Etat aux élections régionales, aux européennes, au référendum sur la Constitution européenne ; autant de signaux négatifs lancés sans conséquences, comme s'ils n'avaient cessé d'appuyer sur des leviers ne commandant plus aucun changement de direction.
Ce besoin de rendre les institutions moins centralisées, plus équilibrées, Ségolène Royal l'a mieux perçu que ses deux concurrents à l'investiture du Parti socialiste. Indépendante, sans réseau préconstitué, affichant son absence d'omniscience comme un refus d'omnipotence, elle a fait de la remontée des idées et propositions des citoyens "dominés" dans leur vie professionnelle comme dans leur rapport aux pouvoirs publics sa priorité. Elle a rompu ainsi avec une approche de la Ve République que le PS avait choisi de renforcer avec le quinquennat : le présidentialisme.
Ségolène Royal présidente, ce ne serait pas un pouvoir monarchique à la François Mitterrand qui se mettrait en place, mais plutôt un pouvoir partagé, illustré par la suppression annoncée de l'article 49-3 de la Constitution, l'interdiction du cumul et du renouvellement indéfini des mandats et la démocratie participative, trois mesures importantes pour la rénovation durable de notre démocratie.
François Bayrou élu, ce serait un président avec une majorité incertaine au Parlement qui occuperait l'Elysée. Mais cela ne serait pas le retour à la IVe République, où le président ne disposait d'aucun pouvoir. Fort du mandat populaire et de ses pouvoirs constitutionnels, François Bayrou pourrait diriger la diplomatie et la défense du pays et constituer un gouvernement, non pas dans une posture de cohabitation, mais de pouvoir négocié avec une partie de la gauche ou/et de l'UMP selon la configuration du second tour de l'élection présidentielle et la composition de l'Assemblée nationale. De nouveaux rapports entre président, gouvernement et Parlement s'instaureraient dont l'équilibre resterait à construire.
Si, en revanche, Nicolas Sarkozy était élu, la France serait face à une concentration du pouvoir inégalée depuis la fondation de la République : le nouveau président disposerait d'une majorité à l'Assemblée nationale (d'autant plus docile que, élue en juin dans la foulée du président et renouvelable avec lui, son destin lui serait entièrement lié), d'une majorité au Sénat et d'un parti unique de cette majorité dont Nicolas Sarkozy a d'ores et déjà annoncé qu'il en conserverait le contrôle. De Gaulle et Mitterrand devaient compter avec un Sénat hostile, Giscard d'Estaing avec une majorité divisée et Chirac en 2002 avec une majorité à la recherche d'un nouveau chef.
Certes l'exercice du pouvoir est aussi une affaire de caractère et de personnalité. Mais peut-on dire de Nicolas Sarkozy qu'il a donné toutes les garanties à cet égard ? Ministre de l'intérieur peu respectueux des limites de ses fonctions, souvent enclin à considérer les contraintes de l'Etat de droit comme autant d'obstacles à son action, il a sans cesse tendance à créer des problèmes dans les domaines où il est censé les avoir résolus (la politique d'immigration) et à provoquer des conflits là où ils n'existent pas (par exemple la laïcité), quand c'est le rôle d'un homme d'Etat et a fortiori du chef de l'Etat de les apaiser. Son élection serait donc dangereuse par le pouvoir démesuré dont il disposerait, sans contrôle.
Patrick Weil, sociologue, est directeur de recherche au CNRS.
Sources Le Monde
Posté par Adriana Evangelizt