Pour Schröder, l'Europe doit nouer une relation stratégique avec la Russie

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Gerhard Schröder, ancien chancelier d'Allemagne (1998-2005), président du conseil de surveillance de North European Gas Pipeline (NEGP).



Gerhard Schröder : l'Europe doit nouer

"une relation stratégique avec la Russie"

Propos recueillis par Daniel Vernet



 

Dans votre livre de Mémoires qui paraît jeudi 9 novembre aux éditions Odile Jacob, vous reconnaissez votre proximité avec la Grande- Bretagne et votre relation plutôt distante avec la France lorsque vous êtes arrivé au pouvoir en 1998.

Je suis né et j'ai grandi en Allemagne du Nord. La proximité géographique avec la France n'y est pas aussi étroite et aussi traditionnelle qu'en Allemagne du Sud. Cela ne veut pas dire que je n'étais pas conscient du fait que, sans la coopération franco-allemande, il n'était pas possible de faire grand-chose en Europe. Mais j'ai dû acquérir une proximité émotionnelle avec cette relation franco-allemande particulière. D'abord j'ai pensé que, à côté de cet axe franco-allemand, on devait regarder plus vers Londres. Avec l'exercice du pouvoir, cette idée s'est relativisée. Non que je sois devenu un adversaire de l'intégration de la Grande-Bretagne dans l'UE, mais il m'est apparu clairement que le rapport des Britanniques à l'Europe ne leur permettait pas d'être le moteur de l'intégration au même titre que la coopération franco-allemande. L'expérience me l'a appris.

N'était-ce pas aussi, à l'époque, une proximité politique avec Tony Blair, plus nette qu'avec Jacques Chirac ?

Certes. Et une proximité personnelle. Nous avons développé ensemble l'idée de la "troisième voie" entre le capitalisme et le socialisme traditionnel. Il est apparu cependant qu'il existe en Grande-Bretagne une tendance à rendre l'Europe responsable des problèmes intérieurs. Ça a beaucoup gêné les progrès de l'intégration européenne. Le deuxième événement a été ma rencontre avec Jacques Chirac. Les débuts ont été un peu difficiles parce que Jacques Chirac est un homme qui sait utiliser les faiblesses des débutants au service de sa politique. C'est indiscutable. C'est un grand européen, mais très, très français. La place de la France lui tient très à coeur. Avec le temps et le travail en commun s'est développée une nouvelle forme de compréhension, à la fois personnelle et au-delà des personnes, dans la coopération politique franco-allemande. Nous pouvions compter l'un sur l'autre.


Le Conseil européen de Nice, en décembre 2000, sous présidence française, a été une expérience pénible pour tous les participants. A la suite de ce sommet, vous constatez un "revirement" de la politique européenne de la France. Ne peut-on pas parler aussi d'un revirement de l'attitude de l'Allemagne ?

Il y a eu un rapprochement entre les deux gouvernements qui tient aux relations entre Jacques Chirac et moi-même, mais aussi aux rapports de travail qu'ont su nouer nos collaborateurs. Nous avons pris conscience que, sans une concertation étroite entre Paris et Berlin, Nice pouvait se reproduire. Il fallait tenir compte du fait que l'Allemagne, après la réunification, était plus peuplée que les autres grands pays européens. Jacques Chirac l'a compris et a accepté la double majorité (de la population et des Etats) pour les décisions du Conseil européen, ce qui a été acté dans le projet de Constitution. Nous avons ensuite mis en route ce qu'on appelle le "processus de Blaesheim", c'est-à-dire les rencontres fréquentes et informelles entre le président de la République et le chancelier.


L'hostilité commune à la guerre en Irak a-t-elle joué dans ce rapprochement ?

Certainement. A aucun moment je n'ai douté pouvoir de me reposer sur l'entente avec la France.


A ce propos, vous parlez d'une "indépendance relative" de la politique étrangère allemande. Qu'entendez-vous par là ?

J'ai à plusieurs reprises employé la formule : la politique étrangère de l'Allemagne se décide à Berlin et pas ailleurs. Ce n'est dirigé contre personne. Mais autant au moment des interventions au Kosovo ou en Afghanistan nous avons rempli nos engagements vis-à-vis de l'Alliance atlantique, autant j'ai toujours affirmé qu'il nous revenait de décider ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas. On doit pouvoir, dans l'Alliance atlantique, dire ce qu'on pense. Et j'espère que la politique étrangère allemande continuera dans ce sens.

Vous intégrez cette relative indépendance dans une perspective européenne, avec des accents que ne renierait pas un homme politique français.

Les comparaisons sont toujours un peu difficiles. La conception allemande de la politique européenne a toujours été dominée par l'idée d'intégration. S'il y a un pays qui a toujours mis sa politique étrangère au service de l'Europe, c'est bien l'Allemagne.

Vous pensez que pour la France, c'est l'inverse...

Non ! Toutefois, à cause de l'histoire, l'Allemagne a toujours, après la seconde guerre mondiale, conçu sa politique étrangère comme intégrée dans une politique européenne. En revanche, pour la France, la dimension européenne est un moyen d'affirmer son identité et son rôle dans le monde. Or quand on dit Europe en France, on pense aussi Allemagne. Il y a donc eu un rapprochement dans les faits entre les conceptions des deux pays.


Cette indépendance doit-elle d'abord se manifester par rapport aux Etats-Unis ?

Je ne voudrais pas qu'il y ait des malentendus. Pour moi, la relation transatlantique est importante. Mais j'ai fait l'expérience qu'au-delà de l'amitié transatlantique il existe des intérêts différents. Par exemple dans la politique commerciale. C'est pourquoi je plaide pour que l'Europe s'arme pour la compétition. Plus l'Europe sera intégrée, plus elle sera efficace. Comparés aux Etats-Unis, tous nos pays sont des puissances moyennes. Ma conception est la suivante : la France et l'Allemagne doivent constituer le noyau de l'Europe intégrée et faire en sorte que cette Europe noue une relation stratégique avec la Russie. Je crois que l'Europe, de par son histoire, est prédestinée à jouer un rôle dans le dialogue des cultures. Je constate avec plaisir qu'elle essaie de régler par des moyens pacifiques la querelle du nucléaire iranien. Et c'est le mérite personnel de Jacques Chirac que les négociations avec la Turquie aient pu s'ouvrir. Car je ne vois pas d'autre solution que l'adhésion pleine et entière de la Turquie à l'Union européenne.

Vous dites : Vladimir Poutine pense occidental. Peut-être, mais il agit plutôt selon les principes du despotisme asiatique. Pourquoi cette indulgence ?

Les élites russes se sentent proches de l'Europe. Cela vaut en particulier pour Vladimir Poutine. La question que doivent se poser les Européens est la suivante : veulent-ils une Russie étroitement liée à eux, politiquement, économiquement, culturellement ? Ou veulent-ils qu'à cause des difficultés qu'on lui fait cette Russie se mure dans son rôle de puissance asiatique ? Il existe une chance que la Russie se rapproche de l'Europe. Mais le processus ne peut être à sens unique. Il faut que les Européens aussi fassent un effort et cessent de voir la Russie uniquement à travers le prisme de la guerre en Tchétchénie.

Il n'y a pas que la Tchétchénie. N'êtes-vous pas inquiet des atteintes à la liberté de la presse, des tracasseries dirigées contre les ONG, etc. ?

Je connais un peu la presse russe et je constate qu'il y a un large éventail d'opinions. Pour la télévision, c'est plus compliqué. Mais je viens de tomber sur un reportage à propos d'un groupe de rock américain qui, à cause de son opposition à la guerre en Irak, ne passe plus sur les chaînes américaines. Je ne veux rien excuser. Ce n'est pas mon rôle, encore moins mon intention, mais je mets en garde contre les jugements à sens unique. Après des siècles de tsarisme, soixante-dix ans de communisme et dix ans d'effacement de l'Etat, le mérite de Vladimir Poutine est de rétablir l'Etat comme protecteur des citoyens et des investisseurs, ce qui est la condition préalable à la démocratie. Etant donné notre passé, nous, Allemands, devons nous garder de donner des leçons.


A propos de l'histoire, vous avez parlé de la responsabilité des Allemands, y compris des jeunes générations, dans vos derniers discours comme chancelier, beaucoup plus souvent que dans les premières années. Est-ce aussi le résultat d'un apprentissage ?

C'est une expérience que j'ai faite étant au pouvoir. Je n'ai certes jamais pensé que nous devions tirer un trait sur la Shoah. Mais je me sentais moins concerné que la génération précédente. Et je pensais en avoir le droit. En effet dans les conversations, beaucoup d'étrangers soulignaient que les Allemands avaient changé et que l'Allemagne était devenue un pays "normal". Pourtant, j'ai compris en parlant avec mes collègues que les mêmes nous en auraient voulu si nous, Allemands, nous avions tenu le même discours. Cette expérience m'a amené à souligner, également auprès de mes concitoyens, que nous sommes aussi responsables, pas coupables mais responsables.


La semaine dernière, l'hebdomadaire The Economist souhaitait pour la France une Mme Thatcher. Les pays européens ont-ils, pour se réformer, besoin d'avoir à leur tête de fortes femmes ?

Ce serait très risqué de prendre actuellement position sur ce sujet. La presse anglo-saxonne croit qu'on peut et qu'on doit façonner l'Europe continentale à l'image des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. C'est une erreur. Les traditions sont trop différentes. Les mêmes personnes ont, dans les années 1990, donné des conseils à la Russie. Les résultats ne sont pas tels qu'on doive absolument transposer ces conseils en France.

Sources : LE MONDE

Posté par Adriana Evangelizt


 

Publié dans EUROPE-TURQUIE

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