L'obsession comptable du président
L'obsession comptable du président
par Pierre Tartakowsky
L’obsession d’un individu en dit long sur ce qui l’anime. Bien mieux que ses propos, elle exprime sa nature. D’où l’attention qu’elle mérite, à plus forte raison lorsqu’elle hante un président de la République. On sait Nicolas Sarkozy animé de fortes compulsions, celle du paraître étant d’évidence la plus en vue.
Il en cultive une autre, plus obscure : celle du chiffre. Ce côté sombre de la force, le premier flic de France l’avait déjà manifesté en gavant d’objectifs ministère, commissaires et officiers. Lesquels avaient, en stakhanovistes obligés, intégré le sens profond de l’expression « faire du chiffre ». Aujourd’hui, cette culture étend son ombre sur l’immigration. Et fait loi. Lors d’un récent épisode de régularisation, les pourcentages de régularisés se sont ainsi révélés tous semblables, à la décimale près. Quels que soient par ailleurs le contenu et la qualité des dossiers. Et c’est bien parce qu’il peine à atteindre son objectif de reconduites à la frontière que Brice Hortefeux s’est fait rappeler à l’ordre par son ami de trente ans.
Cette obsession a ses raisons, en tête desquelles on trouve la magie du chiffre, sa charge dynamique cabalistique, presque. Dire et répéter sans cesse « 25 000 par an » permet à l’intendance de toujours suivre et de ne jamais « transiger avec le réel. » Aussi fiable qu’un dé pipé, le chiffre tombe toujours juste. Exemple avec les Roumains et Bulgares : si l’on s’en tient à la loi, il devient « plus complexe » (le mot est de Brice Hortefeux lui-même) de les expulser. Mais dis seulement un chiffre et tu seras sauvé : enfant naturel des politiques décomplexées, le chiffre abolira le complexe. Via l’expulsion humanitaire, sorte d’« Arche de Zoé » à l’envers, aussi morale et presque plus humaine. À preuve, ces scènes de chasse organisées à l’heure du laitier : rassemblement des populations, cris, coups de poing, et que je t’enfourne dans l’autocar, « c’est l’expulsion ou la prison ». Les quelques passeports sont confisqués, les « papiers » balayés, les rares possessions dispersées. Voyage non-stop, terminus Sofia ou Bucarest ; on va même, dans l’affolement, jusqu’à oublier un enfant sur place, minuscule zéro à la droite d’une virgule...
Ainsi, et par la grâce du chiffre, on dégroupe le regroupement familial ; on ferme la porte au nez de l’asile, on scotche les poignets, on engorge les trachées, on mobilise biologie et humanité au service de l’identitaire, rebaptisé national, pour faire plaisir loin, loin, à droite toute. Quitte à clore les comptes en poursuivant ceux qui s’inscrivent dans l’assistance à personne en danger.
Là, gît le coeur glacé de la compulsion présidentielle du chiffrage. Sous couvert de dénombrer, on cerne les stocks d’humanité superflue ; au prétexte de tomber juste, on soustrait, on trie, ADN et imparfait du subjonctif à l’appui. Évidemment, il y a du collatéral : une défenestration, puis deux, puis trois ; des fémurs fracturés, des bébés en rétention. Comptes et mécomptes... Mais cela s’entend peu.
Car chiffrer réduit le sujet en matière, nourrit le silence de médias plus friands d’histoires que d’Histoire, expulse son sens de l’humanité, au bénéfice d’un équilibre comptable, colonne « sortants », pour bilan effectif en fin de mois.
Et roulent les dés pipés ; « 25 000 par an » consolide des alliances politiques et leurs peurs fondatrices, fonde le grand mensonge d’une sécurité reconquise, d’un leader charismatique ayant réussi. Réussi quoi ? « 25 000 par an » ?
La question ne sera pas posée. Ce serait sortir de la magie pour entrer en politique. Faire sens au lieu de faire chiffre, porter un projet et non des procédures, inaugurer le débat démocratique plutôt qu’un ministère de l’effroi.
Ce serait rompre avec les compulsions stratégiques d’un président à qui le « comptable » permet paradoxalement de ne pas l’être. Ne comptons pas là-dessus.
SourcesPolitis
Posté par Adriana Evangelizt