Les marchands d'armes sont loin d'être clairs
Il se pourrait bien que l'affaire Clearstream soulève bien autre chose...
Les dégâts d'une guerre d'ego
par Grégoire BISEAU
La lutte pour diriger le groupe EADS a servi de toile de fond à l'affaire.
Et si l'affaire Clearstream et ses faux listings d'hommes politiques accusés de détenir des comptes à l'étranger n'étaient qu'une extravagante manipulation entre industriels français de l'aéronautique et de la défense ? Et si EADS, la maison mère d'Airbus, était le coeur de tout ? Certains politiques veulent le croire. Seule certitude, le groupe franco-allemand a, au minimum, servi (peut-être à ses dépens) de splendide toile de fond à l'affaire.
Rivalités. Etrangement, entre fin 2003 et début 2004, au moment de la naissance de ce qui allait devenir l'affaire Clearstream, les industriels français de la défense et de l'aéronautique se tenaient pourtant (pour une fois) à carreau. Les coups bas au sein d'EADS avaient été mis de côté depuis plusieurs semaines. En apparence tout au moins. Car, depuis sa naissance, en 2000, EADS a pris l'habitude de vivre au milieu du fracas, au rythme perpétuel des guerres d'ambitions franco-françaises sur fond de vieilles rivalités franco-allemandes. Cela n'a jamais cessé. D'abord parce qu'EADS, premier groupe européen d'aéronautique et de défense, est une entreprise à part. A cause de son activité, bien sûr : EADS joue le rôle d'une holding de luxe rassemblant presque tout ce qui fait l'Europe de la défense. Des avions (Airbus), des hélicoptères (Eurocopter), des lanceurs (la fusée Ariane), des satellites (Astrium), des missiles (MBDA)... Autre particularité, son caractère hybride : un capital à la fois privé et public (l'Etat français est actionnaire à hauteur de 15 %, comme le groupe Lagardère ; les Allemands de DaimlerChrysler détiennent 30 %) et une nationalité à la fois française et allemande. C'est si vrai que le groupe est alors dirigé par deux patrons, un Français (Philippe Camus) et un Allemand (Rainer Hertrich). Un pouvoir bicéphale censé institutionnaliser le gène franco-allemand dans la culture du groupe, qui s'avérera surtout être une source de perpétuels conflits entre Berlin et Paris.
Sur cette architecture politico-industrielle complexe vient se greffer une formidable bataille d'ego. Président d'Airbus, première filiale d'EADS, responsable de plus de 90 % de ses profits, Noël Forgeard n'a jamais vraiment accepté que son vieil allié, Philippe Camus, devienne son patron. Ils ont été tous les deux au service de Jean-Luc Lagardère, et le premier rêve de prendre la place du second. Dès 2002, il le fait savoir à plusieurs reprises à Jean-Luc Lagardère. Sur le mode : «Cette direction bicéphale ne fonctionne pas, il faudrait nommer un seul patron.» Sous-entendu Forgeard. Philippe Delmas, vice-président d'Airbus et surtout son bras droit, a la charge de vendre cet argumentaire dans tout Paris : à Bercy, à Matignon, chez Lagardère, dans la presse... Bien évidemment, cette campagne agace. Les partisans de Philippe Camus (dont son fidèle Jean-Louis Gergorin, vice-président du groupe), mais aussi les Allemands d'EADS.
Manip. Quelques semaines avant de mourir, en mars 2003, Jean-Luc Lagardère semblait décidé à proposer l'abandon du «bicéphalisme». Un troc était envisagé : Forgeard prenait, seul, la tête d'EADS, et un Allemand (Gustav Humbert) devenait le premier patron étranger d'Airbus. Lagardère en avait soufflé un mot à son homologue et copain Jürgen Schrempp, patron de DaimlerChrysler. Le décès soudain de Lagardère repousse le projet.
Dès début 2004, à un an de la fin du mandat de Camus, les pro et les anti-Forgeard sont sur leur garde. Tout le monde a encore en tête le coup de chaud de l'été 2002. Au salon aéronautique de Farnborough, en Angleterre, la guerre Forgeard-Camus avait atteint un degré de tension jamais vu. La veille de l'ouverture du salon, l'hebdomadaire allemand Der Spiegel lâchait une bombe : selon une salariée licenciée d'Airbus, certains contrats signés entre la direction de la communication de l'avionneur (alors dirigée par Philippe Delmas) et l'agence de publicité Euro RSCG, dirigée par Stéphane Fouks, ami de Delmas et conseiller de Lionel Jospin, auraient servi à renflouer les caisses de la campagne présidentielle de l'ex-Premier ministre. Forgeard et Delmas crient au complot. Ils accusent Gergorin d'être derrière la manip pour protéger Camus et flinguer les ambitions de Forgeard. Un audit commandité par EADS conclut que les allégations de l'ex-salariée d'Airbus ne reposaient sur rien de sérieux (Libération du 26 juillet 2002). Une sorte de mini-Clearstream avant l'heure...
Alors, lorsque le 7 mai 2004, le jour de l'inauguration de la nouvelle usine de l'A380 à Toulouse, Philippe Delmas est interpellé par deux policiers en civil, la guerre est relancée. Et les soupçons du clan Forgeard se tournent vers Gergorin. Quelques jours auparavant, le juge Renaud Van Ruymbeke avait reçu une première lettre d'un corbeau, qui accusait Philippe Delmas et l'ex-patron de Thomson, Alain Gomez, d'avoir touché des rétrocommissions de la vente des frégates à Taiwan. Une lettre rapidement suivie de l'envoi d'un cédérom contenant un listing d'hommes politiques, de personnalités du show-biz et du monde du renseignement qui lança le grand déballage. Et inaugura le volet politique de l'affaire Clearstream.
Sources : LIBERATION
Posté par Adriana Evangelizt