Sarkozy-Fillon : Un si parfait tandem
A notre avis, cela ne durera pas comme les impôts....
Un si parfait tandem
par Raphaëlle Bacqué et Philippe Ridet
L'un est un provincial, fils de notaire. Son itinéraire n'assure pas les biographies les plus palpitantes, mais cela lui a donné une espèce de flegme à toute épreuve. "Un équilibre", dit-il. Premier ministre n'était pas forcément le rêve de sa vie. C'est devenu son point d'orgue. A l'Assemblée, où il est estimé, ceux qui se réclament de lui se comptent sur les doigts d'une seule main. Ses meilleurs amis sont ses frères. Il n'a jamais travaillé dans le privé.
L'autre, Nicolas Sarkozy, avait un père aristocrate émigré de Hongrie, publicitaire volage. Le 16 mai, lors de la cérémonie d'investiture, c'est du bout des doigts que le nouveau président a serré la main de son géniteur. Il a passé son enfance à défier ses aînés. Aujourd'hui encore, il impose - même à ses meilleurs alliés - des démonstrations infantiles de sa supériorité. Son adversaire le moins aimable, Dominique de Villepin, appelle cela "le syndrome du mâle dominant". Lui juge seulement être "obligé de tout faire !"
L'un, d'une nature discrète, a la réputation d'être un gaulliste social, mais trouve ses meilleurs défenseurs parmi les libéraux de la majorité. Si on l'a vu au somptueux dîner donné par Bernard Arnault pour les 60 ans de Dior, le 17 septembre, François Fillon n'a pas, cependant, de vrais amis dans le monde des affaires. L'autre, enfant de la télé, excellent stratège en communication, fréquente tout ce que la France compte de grandes fortunes, traîne une image de libéral, mais n'a jamais été plus dirigiste que lorsqu'il était chargé de l'économie.
Ni l'un ni l'autre n'ont fait l'ENA. Pour le reste, ils sont aussi dissemblables que possible. Mais c'est pour cela qu'ils paraissaient complémentaires à la tête de l'exécutif. Ils le sont, d'ailleurs, à leur manière. Sur des bases inégalitaires.
Le 10 septembre, François Fillon a subi sa première véritable dispute dans le bureau de Nicolas Sarkozy, à l'Elysée. Il avait affirmé, la veille, que la réforme des régimes spéciaux de retraite n'attendait que le feu vert du chef de l'Etat, provoquant l'émoi parmi les syndicats. Le président n'a pas apprécié. Le lui a dit brutalement. De retour à Matignon, François Fillon s'est enfermé dans son bureau avec son directeur de cabinet, Jean-Paul Faugère, son conseiller politique, Igor Mitrofanoff, et sa chargée de communication, Myriam Lévy. Il a raconté les "dix minutes très rudes, puis une discussion un peu plus sympa". Puis il a annoncé qu'il allait "prendre une douche". Quand il est revenu, ses conseillers ont noté qu'il avait maintenant "une petite ride supplémentaire sous l'oeil".
Depuis qu'ils se sont rapprochés, en 2005, Fillon a vingt fois constaté que Sarkozy peut se montrer le plus amusant des camarades, une demi-heure à peine après avoir lancé des vacheries épouvantables sur son compte. Pendant la campagne présidentielle, il a accepté sans sourciller les petites vexations et les allusions de Sarkozy à son ralliement. Mais maintenant qu'il connaît l'enfer de Matignon, il n'a pas apprécié d'être traité de "collaborateur" par le président, dans un entretien à Sud Ouest le 21 août. On lui a aussi rapporté la colère du président après qu'il eut évoqué la situation de "faillite" de l'Etat français : "Il m'entrave plus qu'il ne me sert !" Mais Fillon juge comme une évidence qu'"il aura du mal à en trouver un autre comme moi."
L'ami du premier ministre Jean de Boishue a résumé les choses dans une note. A ses yeux, Fillon est le représentant "d'une droite terrienne et travailleuse", Sarkozy celui d'une droite "qui s'impose, une droite de pouvoir". Il en conclut : "Ils courent ensemble, mais c'est normal qu'ils ne parlent pas pareil."
Lorsqu'il caressait encore l'idée d'être nommé à Matignon par le président Chirac, Nicolas Sarkozy décrivait le chef du gouvernement comme le vrai détenteur du pouvoir. Prétendant à l'Elysée, il a changé totalement d'optique. Quand il a évoqué avec François Fillon, dès 2005, la possibilité d'un tandem, il ne l'a pas trompé : "Toi, c'est les jambes, moi, c'est la tête." Pendant la campagne électorale, il a clairement donné son analyse de leur situation politique respective : "Je n'ai rien à demander à François Fillon que d'être mon ami, au sens littéral du terme, un ami politique, un ami personnel. C'est très agréable. Quelles que soient ses qualités, ce n'est pas lui qui m'a fait élire, il n'y a pas de rapport de pouvoir."
François Fillon, lui, a théorisé la quasi-disparition du premier ministre... un an avant de le devenir. "Il est impensable que le président ne gouverne pas réellement, écrit-il dans son livre La France peut supporter la vérité (Albin Michel, 2006). Il doit diriger le gouvernement, expliquer ses choix au pays, rendre des comptes devant le Parlement." Un proche de Nicolas Sarkozy souligne d'ailleurs : "Fondamentalement, Sarkozy n'a pas besoin de premier ministre, mais simplement d'un animateur d'équipe."
François Fillon n'a pu imposer au gouvernement qu'un seul nom, celui de Roselyne Bachelot, amie de longue date et voisine de circonscription, au ministère de la santé. Il a aussi suggéré Laurent Wauquiez, en porte-parole, et Hervé Novelli, en secrétaire d'Etat au commerce extérieur. C'est peu. Evidemment, ses prédécesseurs ont connu la même expérience. Hors cohabitation, le président de la République détient le vrai pouvoir de nomination. Mais Fillon n'a même pas veillé sur la constitution des cabinets ministériels. Enchanté de ses choix, Nicolas Sarkozy a pu s'offrir le luxe - et peut-être la cruauté - d'affirmer devant les parlementaires UMP, le 20 juin : "Je veux dire à François Fillon ma confiance, mon amitié et ma fierté pour la façon dont il a su conduire la composition de ces deux gouvernements successifs..."
Toutes les réformes importantes se traitent à l'Elysée. Beaucoup de ministres en profitent pour vanter leur lien direct avec le président. Il n'y a qu'à entendre le ministre du travail, Xavier Bertrand, expliquer : " C'est Nicolas Sarkozy, en présence de François Fillon, qui nous a reçus pour élaborer le plan de négociation de la réforme des retraites." "En présence de François Fillon..." L'expression est cavalière pour celui qui, justement, négocia la première réforme des retraites en 2003. Même la secrétaire d'Etat Rama Yade, rabrouée par le premier ministre après sa visite aux squatteurs expulsés d'Aubervilliers, a fait mine de s'en moquer en assurant avec superbe : "Tant que j'ai la confiance du président..."
Sur le fond, pourtant, les désaccords ne sont pas flagrants. Le bouclier fiscal, la réforme des droits de succession ont été élaborés de concert lors de la campagne électorale. La préparation du budget laissait peu de marge de manoeuvre. Lors de la mise en route de la réforme des universités, en juin, François Fillon a certes écouté avec bienveillance la ministre Valérie Pécresse, qui plaidait pour ajouter à l'autonomie des universités la sélection des étudiants. Mais il s'est vite rangé aux réticences de Nicolas Sarkozy, qui craignait un mouvement étudiant. Sur la réforme des régimes spéciaux, le débat a surtout porté sur le calendrier. Le président hésitait à l'engager avant les municipales. Le chef du gouvernement y tenait. Même chose sur l'accord de GDF avec Suez, sur lequel Nicolas Sarkozy était plus circonspect que son premier ministre.
Cela fait-il de François Fillon un réformateur plus allant que le président ? Pendant la campagne électorale, alors qu'on lui demandait s'il pensait Nicolas Sarkozy "prêt à assumer une politique impopulaire", il répondit : "C'est une énigme." Parfois, il redit : "Il faut voir jusqu'où il est prêt à aller." Et fait mine de s'inquiéter : "Si ça continue, on va partir aux municipales sans rien dans la besace."
Au fond, le plus difficile à supporter, pour François Fillon, c'est la façon dont se comportent les collaborateurs du président de la République. Ces derniers n'informent pas toujours Matignon des changements de programme de Nicolas Sarkozy. Les ministres appellent parfois directement le secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, pour obtenir un arbitrage. Mais, surtout, Claude Guéant et le conseiller politique du président, Henri Guaino, ont pris l'habitude de s'exprimer publiquement sur la politique du gouvernement, comme s'ils partageaient avec le président sa légitimité. A la mi-septembre, François Fillon est donc allé demander à Nicolas Sarkozy d'interdire, ou au moins de limiter, leurs interventions.
La demande a donné lieu au deuxième sérieux accrochage entre le président et son premier ministre : "C'est moi qui contrôle mes collaborateurs et le moment où ils interviennent !", a rétorqué Sarkozy. Pendant la campagne électorale, déjà, Guéant et Fillon occupaient chacun un bureau au 2e étage du siège de campagne. Grand et vitré pour Fillon, qui élaborait le programme du candidat sur son ordinateur portable sous le regard de tout le monde. Plus petit et en retrait pour Guéant, qui recevait discrètement ceux qui espéraient un futur portefeuille. Mais Guéant, fort de la confiance présidentielle, a compris de lui-même qu'il ne devait pas humilier le premier ministre.
Avec Henri Guaino, les relations sont plus tumultueuses. Ils se sont rencontrés dans le sillage de Philippe Séguin, au début des années 1990, sans s'apprécier vraiment. Guaino croit aux vertus de la dépense publique comme mode de relance. Fillon s'inquiète du creusement de la dette. "Il n'y a jamais eu d'ombre dans nos relations. Des énervements peut-être", reconnaît Guaino. Tous deux se voient en gardiens du respect des promesses présidentielles.
Evidemment, chaque escarmouche entre le président et le premier ministre est suivie de protestations de fidélité et d'amitié. "François est un homme remarquable", assure Sarkozy. "Nous formons un tandem complice et innovant", théorise Fillon. La trêve, toujours fragile, n'a pas été rompue depuis quinze jours. Et lorsque le président a décidé cette semaine que le petit déjeuner des chefs de la majorité, réunis traditionnellement à Matignon, se tiendrait désormais à l'Elysée, le premier ministre n'a pas protesté.
Sources Le Monde
Posté par Adriana Evangelizt