Rapport d'Hubert Védrine - 1ère partie

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Voici le rapport d'Hubert Védrine remis au Président. Un rapport très très intéressant. Vu sa longueur -63 pages- nous avons été obligés de le couper en plusieurs partie...

 

 

RAPPORT POUR LE PRESIDENT

DE LA REPUBLIQUE

SUR LA FRANCE ET LA MONDIALISATION

 

 

Paris, le 4 septembre 2007


Dans la lettre qu'il m'a adressée le 2 juillet, le Président de la République m'a demandé de réfléchir aux changements de positionnement de la France et de l'Union Européenne dans le monde globalisé, d'examiner si la France, et l'Union Européenne, ne devraient pas aujourd'hui défendre autrement leurs intérêts, promouvoir autrement leurs valeurs, et de faire, à partir de cette analyse, des propositions.


J'examine donc dans les pages ci-après si la France doit, ou non, repenser sa position face à la mondialisation. Je m'interrogerai sur son attitude globale, politique et économique, mais aussi plus spécifiquement sur sa politique étrangère, sa politique de défense et sa politique d'influence. J'examinerai quels sont, à mon sens, les avantages et inconvénients du maintien ou de la modification de ces positions. Je me poserai les mêmes questions concernant l'Union Européenne, car s'il ne nous revient pas de décider seuls de son orientation, nous pouvons l'influencer fortement.


Avant de rédiger ce rapport, j'ai relu l'essentiel de ce qui a pu être écrit et proposé ces dernières années sur cette question de la mondialisation par des politiques, des parlementaires, des économistes, des analystes et experts divers, des chefs d'entreprises, ainsi que les analyses d'opinion qui s'y rattachent.


Hubert Védrine

 

La France doit elle repenser sa position face à la mondialisation ?

 

1

Remarques préalables sur la méfiance française

 

1 - Depuis une quinzaine d'années au moins, l'attitude française envers la mondialisation se caractérise par une méfiance persistante, et par un pessimisme constant des Français quant à leur devenir, leur pays, l'avenir de leurs enfants.


Déjà en septembre 1992, conscient de cette inquiétude qui commençait à mettre en péril la construction européenne, le Président Mitterrand avait dû promettre, lors du débat avec Philippe Séguin sur Maastricht : "Une Europe forte vous protégera mieux". Vous protégera : de la mondialisation, dont les études montraient qu'elle inquiétait déjà les Français. Neuf ans plus tard, en novembre 2001, selon Ipsos, 45 % des Français, (mais 30 % seulement des moins de
35 ans) estimaient que la « mondialisation présente plus d'inconvénients que d'avantages pour la France », contre 34 % d'un avis opposé. Constante : plus les Français sont âgés, ou peu diplômés et plus ils se montrent inquiets, mais l'inquiétude est largement répandue dans toute la population : 45 % des ouvriers s'en méfient, mais aussi 39% des cadres supérieurs et des professions libérales.


Au printemps 2006 encore, pour 45 % des Français, elle est un danger. Elle n'est une chance que pour 24 % seulement (enquête du CEVIPOF). Pour l'IFOP en 2007, pendant la campagne présidentielle ce sont 74 % des Français (contre 64% en 2002) que la mondialisation des échanges inquiète. Toutefois, 84 % estiment alors que la France peut rattraper son retard "si des réformes importantes sont engagées", et 74 % qu'elle reste une grande puissance économique.


En juillet 2007 (Sofres), 74% des Français jugent la mondialisation négative pour les salariés, 48% pour les entreprises. Il y a eu même un "Eurobaromètre" où 70 % des Français voient la mondialisation comme une menace ! On a pu parler de "globalophobie".


Cependant une autre enquête, récente, menée au printemps 2007 pour le Financial Times dans six pays occidentaux (Grande Bretagne, France, Italie, Espagne, Allemagne, États-Unis) si elle confirme que : seuls 18 % des Français ont une opinion positive de la mondialisation, montre aussi que seuls 35 % des Allemands, 23 % des Italiens, 17 % des Espagnols et, plus étonnant encore, 17% des Américains et 15 % des Britanniques la jugent positivement. Ce sondage recoupé par d'autres relativise donc le caractère exceptionnel de la réticence française ainsi que l'enthousiasme des autres peuples Occidentaux, y compris anglo-saxons, face à la mondialisation. Plusieurs euro-baromètres ont mesuré la méfiance européenne moyenne à 47 %.

Ce ne sont pas les sentiments d'inquiétude et de méfiance des Français qui sont particuliers, même s'ils sont élevés mais plutôt leur manque de confiance en eux.


2 – Les racines de ce désir français de pouvoir être "contre" la mondialisation, cette espérance dans une "autre" mondialisation, sont profondes et ont été bien inventoriées :


- l'attachement au rôle structurant, protecteur et re-distributeur de l'État, et plus largement à celui de la volonté politique, rognés puis remis en cause par les marchés.
- l'attachement à une identité et à une langue menacées par la marée anglophone
(si la mondialisation se faisait en français, les réactions françaises seraient assez
différentes).
- la jalousie envers ce qui est perçu comme une américanisation.

- une répugnance morale persistante envers l'économie de marché et son moteur, le profit : les Français seraient le grand peuple au monde le moins favorable, et de loin (35 %) à l'économie de marché.
- la volonté déterminée de conserver une large protection sociale contre la mise en concurrence directe des ouvriers français et chinois, et la précarité qui en résulte.
- l'attachement, catholique et marxiste, à l'égalité, voire à l'égalitarisme, la haine des inégalités spectaculaires et de l'enrichissement provoquant et indu générés par la mondialisation financière et l'économie "casino".
- la culture française reste marquée par l'Esprit des Lumières, sauf sur un point récent et pernicieux : la désaffection envers la science (cf. l'effondrement des effectifs des écoles d'ingénieurs au profit des écoles de commerce) et son corollaire, la crainte de l'avenir et la perte de confiance dans le progrès, y compris dans celui sans lequel on ne pourra conjurer la menace écologique.
Une grande partie de l'opinion, y compris à gauche, ce qui est frappant et paradoxal, est touchée par cette régression, et cet abandon d'une partie essentielle de la philosophie du progrès, traduit par une interprétation paralysante du principe de précaution.


3 – Compte tenu de ce qu'ils sont, et de ce que l'histoire les a faits, il est donc plus difficile pour les Français, et plus méritoire, d'accepter la mondialisation, surtout la mondialisation ultra libérale financiarisée et dérégulée, très enrichissante mais aussi formidablement inégale, qu'à des peuples voués de longue date au libre échange, qui attendent moins de l'État ou s'en méfient et ont moins fait de leur culture et de leur langue une composante essentielle de leur identité. Et c'est moins évident pour eux d'en attendre un progrès quelconque, que pour des puissances émergentes, ou toujours en attente de développement, et qui elles, n'ont rien à y perdre. Et pourtant, cela n'a pas empêché la France réelle, l'économie réelle, les Français réels de se transformer et de s'adapter avec succès. Mais dans leur majorité ils ne veulent pas l'admettre et, en tout cas, n'en tirent aucune confiance pour leur avenir.


Le court-termisme et le catastrophisme intrinsèque du système médiatique n'arrangent rien ! En attendant, le débat en France sur la mondialisation frappe par son caractère théorique sans rapport avec les réalités sauf des faits isolés, non reliés entre eux et instrumentalisés pour les besoins de la démonstration. L'intransigeance de chaque groupe antagoniste de pensée - partisans de l'ouverture ou opposants - en est la traduction qui empêche un consensus dynamique de se former.


A cela s'ajoute la cassure dans l'opinion sur la compréhension de l'économie : selon trois sondages BVA et Sofres demandés par le ministère de l'Économie à l'occasion de l'installation de la Commission pour la Diffusion de la Culture Economique, la CODICE, seule la moitié des sondés déclare "comprendre" l'économie. Mais cette moyenne masque un fossé entre les "catégories aisées" qui disent comprendre et les personnes "peu diplômées" qui disent ne pas comprendre et sont les plus pessimistes. En même temps, 75 % des Français souhaitent en savoir plus, 95 % voudraient que les médias leur fassent mieux comprendre l'économie, et 60 % l'attendent des politiques.


4 – Ainsi pour les "partisans" de l'ouverture et de la mondialisation – chefs d'entreprise, patronat, une grande partie des économistes et des médias - celle-ci est uniquement positive, et gagnante pour tout le monde. Il suffit de faire de la pédagogie en enseignant à une opinion récalcitrante et légèrement retardée les bienfaits de la mondialisation. Tout au plus ceux-là concèdent-ils la nécessité de faire preuve de solidarité (et alors ils redécouvrent les vertus de l'État et du niveau national) envers les perdants (donc il y en a ?) de la mondialisation. Pour ce courant de pensée nous n'avons pas le choix l'adaptation est un pur ralliement. "Réguler la mondialisation" est considéré par lui comme une formule rhétorique sans portée réelle à laquelle les politiciens sont verbalement contraints. Et si ressurgit l'idée d'une taxe sur les transactions financières, ou autre elle est considérée comme une aberration à étouffer d'emblée sous le poids des impossibilités de toutes sortes. Toute demande de "protection" contre la mondialisation est considérée comme le signe d'un archaïsme handicapant que les esprits éclairés se doivent d'empêcher. Toute mesure de protection, même la plus justifiée et pratiquée par d'autres pays capitalistes, est stigmatisée comme préfigurant le retour à un protectionnisme appauvrissant, à la guerre etc.


5 – Cette intransigeance n'est pas la seule. De leur côté les "anti" ou "alter", la plupart des écologistes et la gauche de la gauche, ne reconnaissent presque aucun aspect positif à la mondialisation, sauf peut être de favoriser la circulation des populations et de dissoudre – espèrent-ils – les identités nationales. Cette partie de l'opinion attribue aux "délocalisations" ou à l'arrivée sur notre marché du travail de travailleurs étrangers, tous les problèmes de l'emploi en France. Des délocalisations ont lieu et frappent les esprits. Cependant les spécialistes divergent sur l'ampleur des pertes d'emploi qui leur sont dues (de 3 à 10%) et de nombreuses autres causes, structurelles à notre économie, expliquent à l'insuffisance de création d'emplois nouveaux qualifiés et le chômage de masse dans notre pays. Ce courant de pensée ne se résigne toujours pas à s'inscrire dans le cadre de l'économie globale de marché. Continue de condamner cette économie non pour ses excès ou dérives, mais en raison de son principe même –le profit – place des espoirs considérable dans l'appel à plus de régulation (en pensant : réglementation) comme si cela ne dépendait que de nous. Cette partie de l'opinion sous estime l'enthousiasme des pays émergents à y participer et à en profiter au maximum. Elle néglige les quelques 5 % annuels de croissance mondiale et la sortie de l'extrême pauvreté, en vingt ans, de quelques 400 millions de Chinois d'Indiens et autres.

6 – Le catéchisme néo-libéral (quel dommage que le beau mot de "libéral" passe pour négatif !) sur la "mondialisation heureuse qui est une chance pour la France" a échoué à convaincre l'opinion. Depuis des années, de nombreux rapports favorables à la mondialisation ont été publiés, d'innombrables articles et discours sur le système économique de libre échange censé être "win-win" (gagnant/gagnant) pour tous ont été écrits ou prononcés, les prouesses (réelles)
des grandes entreprises du CAC 40 ont été mises en exergue. L'enrichissement des consommateurs, par l'importation massive de biens Chinois ou autres, manufacturés à faible coût est rappelé chaque jour. Tout cela n'a pas suffit à ce que le jugement positif l'emporte dans les opinions européennes et spécialement française. Si la "mondialisation" n'était qu'une éventualité, un choix possible parmi d'autres et qu'elle fasse l'objet d'un référendum dans les pays de l'Union européenne (ce qui n'aurait pas de sens mais il s'agit là d'éclairer la réflexion), il est très probable que le non l'emporterait dans beaucoup d'entre eux. Les "partisans" de la mondialisation plaideraient pour "l'ouverture" et contre la "fermeture" et le "repli sur soi". Ils connaîtraient probablement le sort des partisans du "oui" au référendum sur le traité constitutionnel au printemps 2005. Cet échec de la propagande pro mondialisation de toutes les autorités politiques et économiques des vingt dernières années doit être pris en compte, analysé et compris, si l'on veut faire bouger les mentalités.


7 – De la même façon la méfiance anti-mondialiste a démontré sa stérilité. L'opinion pourrait d'ailleurs se demander quelles sont la pertinence et l'efficacité d'une position française marquée par une ouverture maximum en pratique (le CAC 40 possédé à moitié par des non Français) et une méfiance maximum dans les mots et les opinions. Cette circonspection explicable de peuples expérimentés qui ne sont pas prêts à brader un mode de vie et une qualité de vie sans équivalent pour les charmes incertains de la mondialisation, leur a-t-elle permis d'empêcher cette seconde mondialisation (la première était celle des années 1890-1914 dont les conséquences n'ont pas été maîtrisées), d'être déclenchée, il y a une vingtaine d'années par les entreprises américaines et leurs relais politiques et médiatiques américains ou britanniques ? Il est évident que "non". Pas plus que de dissuader Deng Xiaoping de libérer (avant même que Reagan et Thatcher aient lancé leur révolution conservatrice) la colossale énergie chinoise en décrétant : "peu importe que le chat soit noir ou blanc s'il attrape la souris", la souris étant le rétablissement en quelques décennies de la Chine au premier rang mondial par le recours effréné au capitalisme sauvage des origines ? Non plus. Pas plus que d'empêcher que l'URSS se désagrège et que le monde soit décompartimenté, ouvert (comme on disait d'une ville qu'elle était "ouverte" à une force victorieuse) à l'expansion sans limite de l'économie de marché globale financiarisée ? Non, encore. D'empêcher le développement fulgurant d'Internet, des portables, de la numérisation, etc… et l'effondrement des coûts de transports (qui ne prennent pas en compte leur impact environnemental) et des télécommunications ? Non, toujours non. Et que les gouvernements des États membres de l'Union Européenne, de gauche comme de droite, ne soient obsédés depuis les années quatre-vingt dix que "d'adaptation" ? Non toujours.


Les seuls échecs notables subis par les forces de dérégulation au cours des dernières années sont l'abandon, par veto du Premier ministre, Lionel Jospin, de l'accord AMI, "Accord Multilatéral sur les Investissements", préparé par l'OCDE, qui achevait de subordonner les gouvernements des États membres aux desiderata financiers et juridiques des investisseurs internationaux. Le piétinement du cycle de négociations OMC dit de "Doha" encore que ce soit
à double tranchant. Et, peut-être, la décision de certains pays émergents désendettés de se passer des services trop contraignants du FMI, ainsi que les projets latino-américains de banque régionales.


8 – Ce schématisme binaire, politique et social, enkysté, cette opinion divisée, ne servent pas nos intérêts. Parce que nous ne reconnaissons pas explicitement l'économie globale de marché comme un fait, nous sommes moins efficaces pour en tirer parti et moins convaincants pour trouver des alliés et des partenaires en Europe et ailleurs pour en corriger les défauts. Tout cela a été très bien démontré dans de nombreux rapports, qu'ils soient d'inspiration libérale, ou sociale-démocrate. Sans grand effet jusqu'ici car pour un grand nombre de politiciens, de partis, de syndicats, de groupements professionnels, de lobbies, de médias, ces postures partiales et partielles, pour ou contre, sont des rentes de situation commodes dont ils ne peuvent s’affranchir sans risques tant il faudrait pour cela aller contre des positions considérées, dans un sens comme dans l'autre, comme des tabous par la base, les militants, les adhérents, les groupes d'intérêt, l'opinion les investisseurs, les marchés, etc... Ce qui explique qu'aucun gouvernement récent n'ait pris à bras le corps ce problème de la France dans la mondialisation dans son ensemble, sauf peut être le gouvernement Jospin à ses débuts, dans une période de croissance et d'optimisme, il est vrai ! La France serait bien plus forte si les Français parvenaient à bâtir ensemble un consensus dynamique combinant étroitement adaptation, protection, régulation, solidarité et action européenne.


Ce consensus souhaitable n'est atteignable que si cette policy mix est présentée et expliquée comme un ensemble cohérent et que chacun de ses volets est assumé comme indispensable et légitime, y compris les politiques de protection et de solidarité. Dans la pratique c’est un peu ce qui se fait, mais dans le désordre, et sans que cela soit revendiqué comme une stratégie d'ensemble. Tous les pays comparables au nôtre pratiquent en réalité sans complexe une telle combinaison, pourquoi pas nous ? Pourquoi ne pas le dire plus clairement ? Il ne s'agit pas de geler artificiellement le débat droite/gauche, majorité/opposition que rien n'empêchera de se poursuivre – et d’ailleurs le dosage exact "réforme/ protection" varie partout en fonction du rapport de force gauche/droite, mais de rassembler les Français, sur une stratégie d'ensemble de longue haleine dans un domaine d'intérêt national. Regardons les Allemands : plus confiants que les Français en ce qui concerne leur position dans l'économie globale de marché, cela ne les empêche pas de débattre vivement de leur politique sociale : durée du travail, création ou non d'un SMIC, niveau des allocations chômage, etc. alors même qu'ils ont un accord de coalition ! Un consensus français ambitieux dans la mondialisation n'entraverait pas la poursuite du débat politique.


Résumé du consensus à atteindre :


A – les Français acceptent l'économie globale de marché comme un fait.


B – la France mène des politiques combinées pour tirer le meilleur parti de cette mondialisation. Elle s'adapte, elle se réforme et crée des emplois nouveaux en montant en gamme technologique tout en s'inscrivant dans la mutation écologique de l'économie,


C – elle préserve un cœur de compétences, de souverainetés et de responsabilités publiques,


D – elle amortit les chocs brutaux ; elle n'abandonne personne, aucune catégorie socioprofessionnelle. Elle l'accompagne par des politiques de solidarités et de reconversion nouvelles et ciblées. Cela concerne l'état les collectivités locales, les organisations professionnelles.


E – elle mène et inspire au niveau européen une politique beaucoup plus offensive de protection, de solidarité et de régulation pour que l'Europe devienne la régulatrice du monde global.

Le but à atteindre est que les Français se convainquent que la France sait quoi faire et comment faire non plus face à la mondialisation mais dans la mondialisation.

LA  SUITE...

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans Hubert Vedrine

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