Le panache du connétable
Le tardif panache du connétable
par Jean Daniel
Nouvel Observateur
1. Franchement, Dominique de Villepin, je ne l'ai pas trouvé si mauvais que cela dimanche soir. C'est même le contraire. Et qu'il puisse n'être pas mauvais au milieu de la tourmente m'a fait penser qu'il aurait pu sembler plutôt bon avant qu'elle n'arrive. Les aménagements qu'il propose à son projet de contrat première embauche ont le défaut de n'être, hélas, que des amendements arrachés par les manifestants mais ils ne sont pas pour autant négligeables. Ces concessions eussent-elles fait partie du projet lui-même, on eût découvert qu'elles modifiaient sérieusement les risques de précarité.
Je me suis tout de même demandé, dimanche soir, en l'entendant, quelle pouvait être la stratégie secrète du Premier ministre. S'est-il accroché au souvenir de la victoire qu'il avait remportée sur les grévistes de la SNCM à l'automne dernier ? A-t-il parié, malgré l'occupation dangereusement symbolique de la Sorbonne et l'hostilité de la gauche tout entière, sur l'épuisement du mouvement ? S'est-il dit que, de toute manière et même perdant, il sortirait grandi de l'épreuve de force ? Tout est possible et ces différentes raisons peuvent même se cumuler
Mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a une sorte de dimension suicidaire dans son attitude, ou un véritable défi napoléonien. Je suis assailli au centre par la jeunesse, à gauche par les partis, à droite par Sarkozy ? Donc, je fonce ! Il est en somme contraint de préférer le panache à l'instinct de survie, ce qui, au fond, ne doit pas lui déplaire totalement. Dimanche soir, ce pauvre Dominique de Villepin bataillait comme la chèvre de M. Seguin. C'est en effet le sort qui l'attend si jamais le mouvement étudiant s'étend aux lycéens, ce qui est loin d'être invraisemblable puisque toute résistance ludique et militante est devenue, dans la société française, inéluctablement contagieuse. Dominique de Villepin ayant été désavoué, l'opinion publique, en attendant le tour des électeurs, exigera alors de Nicolas Sarkozy et de la gauche la capacité de s'attirer les suffrages de la jeunesse. Or plus le mouvement s'étend et moins il se reconnaîtra dans la gauche officielle. Bien sûr, il reste Jospin. Mais pour lui, et même pour Ségolène, tout deviendra incertain. Ce sera la faute de Villepin ? Oui, et alors ?
Fais-je la part trop belle au Premier ministre ? Je n'en ai pas l'impression mais ce sera certainement l'avis de Franz-Olivier Giesbert, qui résume son éthique personnelle en décrétant, avec une jubilation assassine, que «les politiciens sont forcément des menteurs et les journalistes forcément des traîtres». Mais les uns et les autres vivraient dans une fausse société de connivence où, finalement, tous les coups sont permis et où l'on tire à vue sur ceux qui d'aventure baissent leur garde. Ce genre de diagnostic caresse le public dans le sens du poil. Il se réjouit d'apprendre que tous ces hommes politiques passent leur temps à se faire des coups fourrés, des coups tordus, des coups de Jarnac. On se réjouit de connaître le dessous des cartes, l'envers du décor. Que reste-t-il de tout cela ? Qui s'en sort ? Comment croire à quelqu'un sinon en celui qui a le courage de trahir tous les menteurs. Le héros, c'est donc le journaliste. Sa trahison ? Elle n'est jamais que du lessivage, un grand coup de balai dans ce qui se révèle n'être que des écuries.
Notre ancien collaborateur, demeuré notre ami, affirme qu'il souhaite vivement, sur ce point, le dialogue. Je l'accepte volontiers pour lui dire non seulement que rien n'est plus malsain que son constat mais aussi que ce n'est pas le meilleur moyen de serrer la vérité de près. Ce n'est pas parce que l'on vise bas que l'on atteint toujours la cible. Il arrive que l'on ne trouve plus le lieu, le marécage, où elle était censée se camoufler. Appelons à la rescousse les grands classiques. Car sur la comédie humaine et la comédie du pouvoir, Machiavel, le cardinal de Retz, Baltasar Gracián ont tout dit.
Mais la différence essentielle est qu'ils ont décrit non pas la turpitude des comportements mais les ressorts de la condition humaine et les mécanismes de la conquête du pouvoir. Grâce à eux, on pénètre davantage dans les secrets de l'âme, les contraintes de la société et la capacité, parfois, de se dépasser. Cette dernière remarque, c'est Proust qui la faisait lorsqu'il parlait de l'un de ses deux livres de chevet, les « Mémoires » de Saint-Simon (l'autre étant « les Mille et Une Nuits »). Sinon, et s'il fallait au surplus glorifier la trahison, alors, pour rester toujours dans les classiques, il faudrait dire avec Balzac que, si la presse n'existait pas, il faudrait surtout ne pas l'inventer.
2. Simon Nora, qui vient de nous quitter avec une dignité et un courage socratique, était tout simplement un gentilhomme de l'intelligence. Personne n'a servi l'Etat avec plus d'élégance ni mieux rajeuni l'expression convenue de « grand commis ». Qu'il n'ait jamais fait partie d'un gouvernement, parce qu'il se sentait inapte aux intrigues indispensables pour y parvenir, ne doit pas faire oublier qu'il a marqué de son empreinte, dans des instances qui eurent leur noblesse, une vision économique mariant l'humanisme et la modernité. Les trois rapports dont il a reçu la charge ou pris l'initiative ont été présentés comme des modèles à l'Ecole nationale d'Administration, dont il aura été le directeur après en avoir été le lauréat.
Simon Nora nous quitte aujourd'hui mais il s'était éloigné depuis plusieurs années. Ses amis pouvaient lui téléphoner mais difficilement le voir. Il avait fait retraite non comme un anachorète mais comme un patriarche. Il avait décidé de fuir l'agora pour la tribu. Il a choisi de se consacrer à ceux de ses parents et de ses descendants qui auraient un jour pour mission de lui fermer les yeux. Un mélange de sagesse juive et de recette bouddhique semble l'avoir conduit à s'isoler du monde pour être moins seul le jour venu. Je lui prête, pour ma part, le désir de vivre son passé dans l'avenir des siens et de lutter contre la maladie et la vieillesse grâce aux enfants et petits-enfants qui remplacent l'immortalité par la continuité.
Il fut donc résistant (compagnon de l'écrivain Jean Prévost dans le maquis du Vercors), énarque, inspecteur des Finances, secrétaire général de la Commission des Comptes de la Nation, directeur de l'ENA et, enfin, de la librairie Hachette. Il fut surtout conseiller de Pierre Mendès France pendant les années brûlantes du volontarisme mendésien. Mendès n'était pas polytechnicien comme son disciple Jean-Jacques Servan-Schreiber, mais il pensait, comme lui, que les problèmes sont faits pour être résolus, qu'il suffit de savoir bien les poser. Je soupçonne que Simon a toujours (et vainement) désiré partager cette certitude.
Simon était de la race des « grands mélancoliques » et il lui fallait toujours vaincre, chez lui, un scepticisme étincelant et une complaisante inclination pour le paradoxe. Il avait très vite tourné le dos à l'idéologie. Pour lui, il y avait assez d'utopie visible dans l'avenir. Auprès de Mendès, il apprit que l'intelligence consistait à prévoiret que la politique devenait une sorte de réformisme visionnaire. C'est ce qu'il devait vérifier,de 1969 à 1971, dans le cabinet de Jacques Chaban-Delmas, auprès de Jacques Delors et de sa « nouvelle société ».
Enfin, Simon s'est senti juif sans jamais être communautaire et sans cesser d'être hostile au communautarisme. Sur Israël, il m'a un jour signalé, avec une sorte d'éblouissement douloureux, un entretien avec le grand érudit Yehoshua Leibowitz qui, le premier, annonçait que tous les malheurs viendraient, après la victoire de 1967, de la tentation d'occuper et d'annexer les territoires palestiniens.
Simon, mari de Léone, était notre ami. Nous n'oublierons pas sa difficulté à cacher qu'il avait si vite compris ce qu'on lui disait que son interlocuteur se trouvait toujours trop long. Nous n'oublierons pas combien les distances qu'aurait pu créer son infinie courtoisie étaient comblées par un charme si attentif - si généreux.
Sources : LE NOUVEL OBSERVATEUR
Posté par Adriana Evangelizt