EUROPE, DEBOUT par Manuel de Diéguez

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Nous nous permettons de poser ce très beau texte d'un grand philosophe qui fait honneur à la France par la richesse de sa pensée mais aussi le mordant de sa plume superbe digne de Zola ou du grand Harold Pinter. Quand les porteurs de lumière dénoncent la Vérité, c'est le coeur des plus petits qui bat...

 

EUROPE, DEBOUT !

L'HUMILIATION ET LA HONTE

par Manuel de Diéguez


La planète changée en déversoir et en dépotoir des centres de torture de l'empire américain


L'Europe se trouve désormais doublement colonisée : d'un côté, elle joue le rôle de dépotoir des camps de torture du Nouveau Monde ; de l'autre, elle garde le silence des esclaves sur l'occupation militaire américaine de la Roumanie, candidate à l'entrée en Europe en 2007, qui se trouve changée d'avance en une puissante forteresse américaine .

Face à la lâcheté et à la peur d'une Europe dont l'humiliation renvoie à la honte de la servitude acceptée, Harold Pinter a fait entendre à Stockholm la voix de la littérature que j'appelle de mes vœux depuis tant d'années. Mais c'était avant que le Vieux Continent parût soulagé de ce que la planète tout entière fût disposée à prendre le relais du déversoir que l'Europe est devenue et avant que Mme Rice fît accepter par les Ministres des affaires étrangères de la civilisation de la justice qu'on fît silence sur les crimes de la " liberté ". Or, depuis cinq siècles le génie de la littérature française est de clouer l'humanité sur le gibet de son hypocrisie.

J'ai pensé que la modestie de ma plume ne m'interdisait pas d'adresser un signal aux écrivains qui se diraient : "Qu'écriraient Balzac, Stendhal, Zola, Bloy, Hugo aujourd'hui ? Demeureraient-ils aveugles, muets et sourds devant le naufrage de l'âme même de l'Europe ? "

1 - Aux spectres de la vassalité

Nous avions installé dans l'éternité le télescope de nos prophètes. L'œil des astronomes de nos désastres suivait encore du regard de minuscules insectes trottinant dans le désert sous la bannière d'un Pharaon du Texas. Une valetaille d'Etats du Vieux Monde suait de servitude dans les sables et la cendre. Nous avions placé les fourmis de leur vassalité sous la lentille d'un créateur herculéen du cosmos ; nos microscopes avaient compté un par un les fourgons de la débâcle de leur roi entre le Tigre et l'Euphrate : Italiens empêtrés des fantômes de Dante et de Galilée, Portugais pliant l'échine sous les crachats de leur Lope de Vega, Espagnols livides d'humiliation sous l'armure de Cervantès, vain pêle-mêle de Roumains, de Bulgares, de Hongrois, de Tchèques emportés dans la souillure et la déroute sous le soleil de Babylone, Hollandais couverts de boue sous le regard glacé d'Erasme de Rotterdam, Anglais écorchés sous le fouet de Swift et de Shakespeare, Polonais confits en dévotions sous la chiquenaude de Copernic, et vous, peuples du Nord que votre Belle au bois dormant avait frappés d'amnésie, apprenez que votre créateur crachait sur vos harnais et pleurait des larmes de rage et de sang sur le gibet où vous avez cloué Andersen et Ibsen.

Harold Pinter a écrit : En tant que citoyen, je dois demander : Qu'est-ce qui est vrai ? Qu'est-ce qui est faux ?

2 - Aux spectres de la servitude

L'Europe humiliée, l'Europe torturée, l'Europe baignant dans la lâcheté et la honte pleure sur une autre potence encore de sa vassalité . Continent des vainqueurs de la terre, royaume des astres et des nombres, ciel d'Homère le voyant et d'Œdipe aux yeux crevés, qu'as-tu donc oublié dans les décombres de ton histoire ? Crois-tu que les peuples et les nations demeurent vivants sous le protectorat de l'étranger ? Dans ce cas, voici quel sera ton destin : ta seule accoutumance à la présence de ton maître suffira à te faire perdre le regard de ta raison sur ton abaissement.

Harold Pinter a écrit : Comme le sait ici tout un chacun, l'argument avancé pour justifier l'invasion de l'Irak était que Saddam Hussein détenait un arsenal extrêmement dangereux d'armes de destruction massive, donc certaines pouvaient être déchargées en quarante-cinq minutes, provoquant un effroyable carnage. On nous assurait que c'était vrai. Ce n'était pas vrai. On nous disait que l'Irak entretenait des relations avec Al-Qaida et avait donc sa part de responsabilité dans l'atrocité du 11 septembre 2001 à New-York . On nous assurait que c'était vrai. Ce n'était pas vrai. On nous disait que l'Irak menaçait la sécurité du monde. On nous assurait que c'était vrai. Ce n'était pas vrai.

3 - Aux spectres de Chateaubriand et de Victor Hugo

Déjà tu ne vois plus les garnisons de ta servitude venues d'au delà des mers camper à demeure sur ton sol, déjà, l'écho de tes cris d'enfant épouvanté revient des plaines de l'Asie jusqu'à tes oreilles apeurées, déjà tu marmonnes les prières des crucifiés sur le gibet de leur abaissement : " La Russie et la Chine m'auraient-elles jeté un regard de travers ? Suis-je bien à l'abri dans le cocon du criminel de guerre dont le sceptre moelleux me rend complice de ses camps de concentration sur toute la surface du globe ? Le protecteur sanglant de mon gîte demeurera-t-il mon armure si je tremble à sa vue et si je me jette à ses genoux, le front dans la poussière ?"

Europe des tombes et des cierges, Europe des paniques d'entrailles de tes derniers chefs, je te le dis : si tu as peur de vivre sans un maître à servir, la mort deviendra le souverain de ton esprit et de ton cœur. Déjà, tu suis ton propre cercueil les yeux fermés, déjà tu goûtes aux richesses et à la pompe des peuples dont le pas lent de leurs chevaux de trait ne conduit que le corbillard.

Harold Pinter a écrit : La majorité des hommes politiques, à en croire les éléments dont nous disposons, ne s'intéressent pas à la vérité, mais au pouvoir et au maintien de ce pouvoir. Pour maintenir ce pouvoir, il est essentiel que les gens demeurent dans l'ignorance, qu'ils vivent dans l'ignorance de la vérité, jusqu'à la vérité de leur propre vie. Ce qui nous entoure est donc un vaste tissu de mensonges, dont nous nous nourrissons.

3 - Aux spectres d'Elseneur

Face à cette situation, peut-être l'heure a-t-elle sonné du débarquement de l'âme même de l'Europe dans l'histoire souffrante de la vassalisation du continent de l'esprit ; parce que la reconquête de la liberté de regarder et de penser passe désormais par l'école cruelle de l'introspection critique. Car si l'esclave est honteux de son humiliation, c'est que sa propre lâcheté est le gibet caché sur lequel il se voit cloué ; et s'il semble honnir son colonisateur, c'est qu'il pleure et gémit au spectacle du prix de sa servitude, celui de sa poltronnerie.

Or, l'âme introspective de l'Europe est celle de sa littérature ; et son génie n'a pas attendu saint Augustin, Rousseau, Benjamin Constant, Proust, Freud ou Nietzsche pour faire de la confession le cœur de l'univers de l'écrit, parce que l'origine du regard accusateur sur soi-même n'est autre que la philosophie occidentale tout entière, qui repose depuis vingt-quatre siècles sur l'introspection la plus douloureuse, mais aussi la plus féconde, celle qui enfante le regard socratique de l'encéphale humain sur lui-même. Et voici que le nouveau prix Nobel de littérature prend le relais du regard socratique de la civilisation européenne sur elle-même.

Harold Pinter a écrit : L'invasion de l'Irak était un acte de banditisme, un acte de terrorisme d'Etat patenté , témoignant d'un absolu mépris pour la notion de droit international. (…) Regardez Guantanamo. Des centaines de gens détenus sans chef d'accusation, (…) théoriquement pour toujours. Cette structure totalement illégitime est maintenue au mépris de la convention de Genève. Non seulement on la tolère, mais c'est à peine si la soi-disant " communauté internationale " en fait le moindre cas.

Dessin de MARIALI

5 - Aux spectres de l'épouvante

Contemplons du haut de nos tombeaux nos cargaisons d'esclaves enchaînés au char d'un empire de la torture. Autrefois, le regard des rois de notre mémoire éclairait la fange des âmes prosternées devant leur maître . En ce temps-là, le créateur du monde que nous avions hissé au sommet de nos âmes obéissait à la voix des artistes de sa foudre, en ce temps-là, le Titan de notre intelligence que nous avions forgé siècle après siècle écrasait de son mépris sa créature vautrée dans la poussière ; en ce temps-là , la bassesse de nos esprits rencontrait dans l'immensité le géant dont les verdicts exterminaient la sottise de nos idiots de village ; en ce temps-là, nos Lilliputiens de la politique quittaient la scène les pieds devant. Et maintenant, la planète entière sert de dépotoir aux crimes de la " Liberté " ; et maintenant, nous sommes devenus les hommes de main du crime sur toute la terre. Par qui les esclaves sont-ils colonisés, sinon par la honte qui leur monte à la gorge au spectacle de leur propre lâcheté ?

Harold Pinter a écrit : Des milliers, sinon des millions de gens aux Etats-Unis sont pleins de honte et de colère, visiblement écoeurés par les actions de leur gouvernement, mais en l'état actuel des choses, ils ne constituent pas une force politique cohérente - pas encore.

6 - Aux spectres des regardants

Nos guetteurs sont sceptiques. A l'horizon, nul soleil de notre naufrage ne fait resplendir les flambeaux de la mort. Et pourtant notre histoire s'était forgée sur l'enclume de la parole. Nous attendons la voix qui arracherait le Continent à l'enfer de son effroi. Mais en l'an 2005 de notre deuil, aucun homme d'Etat de l'Europe du glaive n'a soufflé sur les braises de notre honte, aucun incendiaire de notre silence n'a fait le don de son soleil à nos tombes, aucune semence de notre résurrection n'a fécondé nos peuples agonisants.

Harold Pinter a écrit : Tout le monde sait ce qui s'est passé en Union soviétique et dans toute l'Europe de l'Est durant l'après-guerre : la brutalité systématique, les atrocités largement répandues, la répression impitoyable de toute pensée indépendante. Tout cela a été pleinement documenté et attesté. Mais je soutiens que les crimes commis par les Etats-Unis durant cette même période n'ont été que superficiellement rapportés, encore moins documentés, encore moins reconnus, encore moins identifiés à des crimes tout court.

7 - Aux spectres de la dictature

Qui aurait cru que Hitler emporterait l'Europe de la pensée et de la raison politique dans sa tombe? Qui aurait seulement imaginé que, six décennies après le suicide d'un tyran dans les ruines de Berlin, les peuples du Vieux Continent feraient un piteux peloton de vénérateurs d'un empire et qu'aucun homme politique des pays libérés de la folie d'un terrible despote n'oserait évoquer les souffrances et les larmes des rescapés d'une autre servitude. Regardez-les, les enchaînés à une démocratie planétaire que son évangélisme vaniteux a rendue césarienne et dont le messianisme est censé avoir fait au globe terrestre le don de la " justice " et du " droit ".

Harold Pinter a écrit : Les Etats-Unis ont soutenu, et dans bien des cas engendré , toutes les dictatures militaires droitières apparues dans le monde à l'issue de la seconde guerre mondiale. Je veux parler de l'Indonésie, de la Grèce, de l'Uruguay, du Brésil, du Paraguay , d'Haïti, de la Turquie, des Philippines, du Salvador, du Guatemala et bien sûr, du Chili .

8 - Aux spectres de notre oubli

C'est désormais vainement que la civilisation née à Athènes des premières fulgurances de la raison occidentale tend ses mains suppliantes au seul vainqueur de la guerre de la " liberté ". Le malheureux cortège des alliés attachés au char d'un pseudo apôtre de la démocratie arrachera-t-il au nouvel empire quelques lambeaux de vérité sur une terre orageuse, ou bien la barbarie aurait-elle fait seulement ses premiers pas avec les camps nazis et les goulags stalinienne ? Notre astéroïde erratique regardera-t-il sombrer les épaves des témoins menottés de la mémoire du monde ?

Harold Pinter a écrit : Mais vous n'en savez rien. Ca ne s'est jamais passé. Rien ne s'est jamais passé. Même pendant que cela se passait, cela ne se passait pas. Cela n'avait aucune importance. Cela n'avait aucun intérêt .

9 - Aux spectres de notre servitude

Si nous reconquérions l'indépendance et la fierté de nos héros, notre désastre d'aujourd'hui donnerait du moins ses derniers feux à notre grandeur immolée. Alors, du fond de la nuit sans gloire et sans lumière des vaincus, nous verrions du moins les torches de notre honte faire étinceler l'éclat de notre naufrage. Mais l'Europe des crimes de la servitude attend en vain les joyaux de sa laideur sous la plume de ses derniers poètes. Qui chantera la noirceur des laquais de leur propre infamie ? Hélas, nous descendons dans les ténèbres sans superbe et sans force. Nous avons oublié que les feux altiers de la pensée jaillissent de nos tombes. Où sont les trésors ensevelis des Ezéchiel, des Isaïe et des Homère de notre débâcle?

Harold Pinter a écrit : Il serait donc juste que Bush et Blair fussent appelés à comparaître devant la cour internationale de justice

Sources : MANUEL DE DIEGUEZ

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans LA LIBERTE EN DANGER

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