Politique : l'art de la formule

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Alors depuis quand les hommes se servent-ils des mots pour conquérir les foules ? Histoire de la rhétorique depuis avant notre ère jusqu'à maintenant... passionnant...

Politique : l'art de la formule

Par Véronique Dumas





L'histoire de France est riche en tribuns d'exception. Un talent que cultivent aussi les candidats à la présidence...

Voilà une spécialité bien française qui ne s'épanouit jamais mieux qu'en période électorale. A l'heure où nous écrivons ces lignes, il est encore trop tôt pour connaître l'identité des deux candidats qui s'affronteront entre les deux tours de l'élection présidentielle, lors du traditionnel grand débat télévisé au sortir du premier tour, rendez-vous plébiscité par un public à l'affût des réparties cinglantes échangées entre les « finalistes ». Une joute où les armes sont des mots. Déstabiliser, blesser, voire tuer, politiquement s'entend, l'adversaire par la seule force du verbe, est le fondement de tout combat électoral. On y retrouve les politiciens les plus brillants, ceux dont les qualités oratoires ont été acérées par des années de pratique et qui ont le don de la formule qui fait mouche et qui touche, au-delà du rival, le citoyen témoin de l'échange. Atout majeur pour séduire les électeurs, la maîtrise du discours s'acquiert grâce à l'enseignement dispensé aux politiques, à l'expérience individuelle et, de plus en plus, aux conseillers en communication.

Ce savoir-faire s'inscrit dans la grande tradition antique, fondée sur la rhétorique, discipline enseignant au futur orateur les procédés pour convaincre son interlocuteur. Dès le VIe siècle av. J.-C., époque à laquelle l'art du discours se codifie, les Grecs font de l'éloquence leur moyen d'expression politique favori, parce qu'elle est compréhensible par tous les citoyens et que ceux-ci sont libres de s'exprimer à leur tour. La démocratie est, en effet, le fondement de l'épanouissement de la parole politique dans la Grèce antique. Rome va reprendre les théories grecques de la rhétorique, exposées notamment par Aristote, en les adaptant à la société de son temps. Cicéron (- 106/- 43) est sans conteste le plus brillant représentant de cette forme d'éloquence. Cet avocat renommé, devenu consul en - 63, brosse le portrait du parfait orateur en s'inspirant de deux illustres modèles grecs, Démosthène et Périclès. Selon lui, le bon orateur doit savoir plaire, prouver et émouvoir. Ses conseils à l'usage des candidats sont toujours d'actualité : « Ne refuse rien à personne : quand on fait des promesses, l'échéance est incertaine, éloignée dans le temps », écrit-il. Et de poursuivre : « En revanche, en en refusant, on est sûr de se faire des ennemis et en foule. » En dépit de cette sagesse toute politicienne, sa carrière se termine tragiquement vingt ans plus tard. Des ennemis, l'auteur des quatorze Philippiques, ces pamphlets dirigés contre Marc Antoine, n'en manque pas. Il mourra égorgé sur l'ordre de ce dernier. Les mains et la tête du sénateur Cicéron seront exposées sur la tribune où il avait coutume de discourir.

Sous la République, la rhétorique est devenue un élément essentiel de l'éducation romaine. Elle assure au futur orateur le pouvoir d'imposer, par la persuasion, sa volonté au petit nombre des citoyens romains et au peuple. Les procès et les discours ont la faveur du public. Avocat et écrivain, homme politique et général, César (- 100/- 44) l'a bien compris, lui dont les bons mots ne sont pas connus des seuls latinistes. De Alea jacta est (le sort en est jeté) prononcé lors du passage du Rubicon, à Veni, vidi, vici (je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu), au retour d'une offensive contre Pharnace, fils de Mithridate et adversaire de Rome, ces expressions ont imprégné la mémoire collective depuis plus de deux mille ans.

Les périodes de troubles civils, propices aux libelles, le sont aussi aux mots historiques. Le panache blanc du futur Henri IV est toujours mentionné dans les manuels d'histoire de France. Le 14 mars 1590, en pleine guerre de Religions, au moment de livrer la bataille d'Ivry contre les troupes de la Ligue catholique menées par le duc de Mayenne, frère du duc de Guise, Henri de Navarre s'adresse à ses cavaliers et leur dit ces mots, recueillis par l'un de ses compagnons d'armes, le poète Agrippa d'Aubigné : « Ne perdez point de vue mon panache blanc, vous le trouverez toujours au chemin de l'honneur et de la victoire. » Le 25 juillet 1593, le même, conscient que la paix et son accession au trône de France, dépendent de sa conversion au catholicisme, abjure la foi protestante à Saint-Denis. « Paris vaut bien une messe », phrase certainement apocryphe, appartient au patrimoine historique français.

Tout comme le « Messieurs, l'Etat, c'est moi ! » mot cinglant qui aurait été asséné comme une gifle par le Louis XIV, âgé de 17 ans, en pleine séance du Parlement, en 1655, quelques années après la Fronde. Si le roi n'a probablement pas prononcé cette parole, elle reflète pourtant bien l'état d'esprit de celui qui, de retour de la chasse, se présente de manière inopinée devant les parlementaires rebelles, botté, sa cravache sous le bras. Moins connue, mais authentique, la phrase écrite en 1669, « l'intérêt de l'Etat doit marcher le premier », révèle la haute opinion que le Roi-Soleil a de sa charge et sa fierté d'avoir élevé le royaume de France au rang d'Etat. Une conviction qu'il réaffirmera sur son lit de mort le 1er septembre 1715, en déclarant dans un dernier souffle : « Je m'en vais, mais l'Etat demeurera toujours... Soyez tous unis et d'accord ; c'est l'union et la force d'un Etat. » Des paroles adressées à ses contemporains et à la postérité qui ont de quoi laisser songeurs les Français de 2007.

Etouffée par la monarchie absolue, l'éloquence politique renaît à la Révolution avec une ampleur inégalée depuis l'Antiquité. La référence à l'héritage antique permet d'ailleurs de faire table rase du passé et de rejeter dans les ténèbres un régime bientôt qualifié d'ancien. La plupart des orateurs du tiers état viennent du barreau. Ils sont jeunes, passionnés, et ont, pour la première fois, la possibilité de s'exprimer à la tribune d'une « Assemblée nationale ». Un monde nouveau est en train de se construire par la force de leurs discours et de leurs répliques. Le 23 juin 1789, Louis XVI s'adresse aux trois ordres réunis à Versailles. Il annule les décisions du tiers état et récuse l'égalité des droits. Le clergé et la noblesse quittent la salle après le départ du monarque, laissant les députés du tiers, pétrifiés et muets. Le grand maître des cérémonies, le marquis de Dreux-Brézé, tente de les faire sortir. C'est alors que l'on entend Mirabeau tonner la réponse qui le fit entrer dans la légende : « Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté nationale et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes. » La Révolution connaît le pouvoir des mots et, en ces temps troublés, ceux-ci peuvent mener à l'échafaud. Le 13 novembre 1792, Saint-Just met froidement en accusation Louis XVI en déclarant : « Pour moi, je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir. » Il préparera de même l'acte d'accusation contre Danton, l'un des instigateurs de la Terreur qui sera condamné à mort par le tribunal révolutionnaire. Ses dernières paroles, adressées au bourreau, auraient été : « N'oublie pas surtout de montrer ma tête au peuple, elle en vaut la peine. »

Le second âge d'or de l'éloquence politique en France se développe sous la IIIe République avec l'apparition d'orateurs inégalables comme Léon Gambetta, qui écrit en connaisseur que pour « gouverner les Français, il faut des paroles violentes et des actes modérés ». Connu pour sa fougue et son courage physique, l'ancien ministre de l'Intérieur du gouvernement de Défense nationale, organisateur de la résistance à l'invasion prussienne, sera toujours considéré avec méfiance par ses adversaires de gauche, qui lui reprocheront une politique opportuniste. Celui qui a déclaré : « Ce qui constitue la démocratie, ce n'est pas de reconnaître des égaux, mais d'en faire », reste le principal inspirateur des lois constitutionnelles de 1875. Son rival, Georges Clemenceau, qui contribue à la chute du ministère Gambetta en 1882, est lui aussi réputé pour ses formules ciselées, une qualité indispensable à la survie en politique. « Tout le monde peut faire des erreurs et les imputer à autrui : c'est faire de la politique », écrit-il avec une franchise confondante. De plus « on ne ment jamais tant qu'avant les élections, pendant la guerre et après la chasse », avoue également le Tigre, ainsi surnommé en raison de sa combativité. Elle lui sera nécessaire pour faire face à un autre tribun, Jean Jaurès, dont la voix puissante et la faconde méridionale ont animé les débats à la Chambre des députés. Le 12 juin 1906, quelques semaines après les législatives ayant consacré la victoire de la gauche, a lieu la rentrée parlementaire. Jaurès qualifie la déclaration ministérielle de l'époque de « programme sablé de bonnes intentions ». Puis se tournant vers le gouvernement et Clemenceau, ministre de l'Intérieur : « Vous n'apportez, vous, [...] que des solutions incomplètes, une politique hésitante. Vous êtes au-dessous du suffrage universel. »

Le but du discours politique est bien de critiquer et, si possible, de conquérir le pouvoir. L'éloquence est un moyen de diffuser des idées, mais certains en font une fin en soi, précisément par manque d'idées. Un travers dénoncé par Jaurès qui note : « Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots », et ajoute dans son Histoire socialiste : « N'ayant pas la force d'agir, ils dissertent. »

Le général de Gaulle aurait pu lui répondre ce qu'il écrit dans ses Mémoires de guerre : « Je parle. Il le faut bien. L'action met les ardeurs en oeuvre. Mais c'est la parole qui les suscite. » Par son talent oratoire, le chef de la France libre a montré quel était le pouvoir galvanisant des mots par son discours historique du 18 juin 1940 se terminant par : « Quoiqu'il arrive, la flamme de la Résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas. »

De Gaulle, appelé comme président du Conseil en mai 1958 par René Coty afin de résoudre la crise algérienne, commence son allocution du 4 juin 1958, à Alger, par un « je vous ai compris » que les partisans de l'Algérie française lui reprocheront lorsque sa politique s'engagera vers la reconnaissance de l'indépendance algérienne. Devenu le premier président de la Ve République, il saura mettre fin à un coup d'état militaire par un discours, radiodiffusé et télévisé, prononcé depuis l'Elysée le 23 avril 1961, dans lequel il ridiculise le « quarteron de généraux en retraite », qui a pris le pouvoir en Algérie. Mai 1968 inspirera aussi au Général quelques-unes de ses répliques les plus célèbres, comme : « Il est temps de siffler la fin de la récréation » ou « la réforme, oui ! la chienlit, non ! ».

Lors d'une conférence de presse à l'Elysée, le 15 mai 1962, répondant à la question de l'avenir du gaullisme après sa disparition, il s'exclame avec sa verve gouailleuse et sa clairvoyance coutumière : « Ce qui est à redouter à mon sens après l'événement dont je parle, ce n'est pas le vide politique, c'est plutôt le trop-plein. » Si le Général est doté d'un incomparable sens de la formule et est passé maître dans l'art d'utiliser les médias pour affermir son pouvoir et diffuser sa politique, il ne sait pas encore qu'une petite phrase bien placée peut faire basculer une élection. Cela sera le cas, douze ans après l'instauration de l'élection du président de la République au suffrage universel direct.

Pour la première fois, le soir du 10 mai 1974, un débat télévisé est organisé entre les deux candidats en lice au second tour, Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand. La rencontre donne lieu à une passe d'armes entre les deux rhéteurs. Giscard prend l'offensive en décrétant que son adversaire est « un homme lié au passé », puis, au cours de la discussion, décoche la flèche mortelle qui va contribuer à lui faire gagner l'élection : « Vous n'avez pas, monsieur Mitterrand, le monopole du coeur, vous ne l'avez pas ! » Sept ans plus tard, l'heure de la revanche sonne. Cette fois, Mitterrand tire le premier. « Comment pourriez-vous faire demain ce que vous n'avez pas su faire en sept ans ? » lâche-t-il, condescendant. Giscard rétorque par une salve rageuse : « Vous gérez le ministère de la parole ». Avant d'asséner : « Ne cherchez pas les citations du passé dans lesquelles vous vous complaisez. » Une attaque qui permet au futur président de riposter par un boulet de canon : « Vous avez tendance à reprendre le refrain d'il y a sept ans : l'homme du passé. C'est quand même ennuyeux que, dans l'intervalle, vous soyez devenu, vous, l'homme du passif. » L'estocade.

En 1988, François Mitterrand, le champion de la formule assassine, est à nouveau sur le ring, face à Jacques Chirac cette fois. La conjonction est inédite puisque le Premier ministre affronte le président de la République. La situation est inconfortable pour le chef du gouvernement qui tente d'empêcher son interlocuteur de prendre sur lui un ascendant dicté par la hiérarchie : « Ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n'êtes pas le président de la République. Nous sommes deux candidats. » La réponse fuse : « Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre. »

Après ce débat entré dans les annales de la République, la rencontre faussement courtoise de 1995 entre Lionel Jospin et Jacques Chirac, paraît d'une consternante platitude. En 2002, la présence inattendue de Jean-Marie Le Pen au second tour bouleverse les choses. Selon un sondage, les Français souhaitent que les deux vainqueurs participent à la traditionnelle rencontre. Mais le Président s'y refuse, estimant qu'il n'y pas de discussion possible avec un candidat qu'il considère comme « raciste et xénophobe ». Reste à connaître le nom des protagonistes du débat de la présidentielle de 2007. Or, on sait depuis 1993 et un certain Jacques Chirac, combien « les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu'elles concernent l'avenir » !


Repères

Ier s. av. J.-C. : avec César, Alea jacta est !
1789 : la Révolution voit éclore une génération d'orateurs
1906 : Jaurès et Clemenceau s'affrontent à l'Assemblée
1974 : pour VGE, Mitterrand n'a pas le "monopole du coeur"
1981 : pour Mitterrand, VGE est "l'homme du passif"


IVe av. J.-C.

Démosthène
Pour recouvrer son héritage, il étudie le droit et apprend à corriger ses défauts d'élocution. Cette expérience le conduit vers la politique, où il s'illustre par ses textes contre Philippe II de Macédoine.


1593

Henri IV
Le roi au "panache blanc" et à la poule au pot dominicale aura aussi d'autres formules, telles : "Le meilleur moyen de se défaire d'un ennemi, c'est de s'en faire un ami", ou encore "Paris vaut bien une messe", qui lui a été attribuée.


1789

Mirabeau
Immortalisée par Fragonard, la scène montre le comte le plus populaire de France, élu du tiers état, répliquant au marquis de Dreux-Brézé : "Nous sommes ici par la volonté nationale..." L'homme était servi par une voix puissante et un sens certain de la formule.


1913

Jean Jaurès
Pacifiste militant (ici lors d'un meeting sur la conscription), il écrit dans L'Armée nouvelle : "Donner la liberté au monde par la force est une étrange entreprise, pleine de chances mauvaises. En la donnant, on la retire."


1958

De Gaulle
Aux Algérois, le Général lance son fameux "Je vous ai compris", suivi en 1959 d'un discours sur "l'autodétermination" et en 1960 de son allocution télévisée sur "l'Algérie algérienne".


1988

Fin de la cohabitation
Pour la première fois, un débat télévisé d'entre deux tours oppose un chef de gouvernement, Jacques Chirac, à son président de la République, François Mitterrand.

Sources Historia

Posté par Adriana Evangelizt





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