Un article de l'Express d'Octobre 2004 qui nous en apprend un peu plus...
VILLEPIN EST-IL PRÊT ?

Le ministre de l'Intérieur se prépare à une éventuelle nomination comme chef du gouvernement. Atouts et handicaps d'un homme politique atypique
Le meilleur? Il serait même le seul. Sa nomination? Juste une question de calendrier: avant ou après le référendum sur la Constitution européenne, annoncé pour «le second semestre de 2005». Dans la foulée de la publication d'un livre, Le Requin et la mouette (Plon-Albin Michel), s'est déclenchée l'opération Villepin: l'ex-secrétaire général de l'Elysée est aujourd'hui programmé pour être nommé Premier ministre. Quand l'actuel hôte de Matignon, Jean-Pierre Raffarin, présente le ministre de l'Intérieur comme son successeur «préféré», c'est l'inclination de Jacques Chirac qu'il laisse percevoir. «On sent très clairement que le président voudrait bien le promouvoir le moment venu, raconte un membre important du gouvernement. Mais, s'il s'aperçoit qu'il n'est pas à la hauteur du job, il ne transigera pas.»
"Le président semble amusé que son ministre bouscule le protocole. Il lui passe tout, comme à un fils préféré"
Le président de l'UDF, François Bayrou, devine déjà la suite: «L'état de grâce durera six ou huit mois. La presse saluera son romantisme et son pragmatisme. Les premiers sondages le comparant à Nicolas Sarkozy et le mettant en scène pour la présidentielle apparaîtront, puis viendront les premières déclarations saluant un homme neuf qui peut éviter une guerre interne à l'UMP...»
Ainsi l'histoire serait-elle déjà écrite. A un détail près: en politique, les scénarios imaginés longtemps à l'avance sont souvent contredits par la réalité. Ce qui n'empêche pas Dominique de Villepin de poursuivre, depuis mars 2004, Place Beauvau, son parcours initiatique. Il souhaitait ce portefeuille depuis 2002. Lors du remaniement, il a décliné la proposition de Jean-Pierre Raffarin de s'occuper de l'Education nationale. Lui voulait continuer de faire ses gammes dans un ministère régalien, pour montrer sa capacité à devenir une alternative. Un Premier ministre fiable. Y est-il parvenu? Banc d'essai.
1. Chirac peut-il lui faire confiance?
Lors de ses choix pour Matignon, en 1995 comme en 2002, le président a élevé la confiance absolue au premier rang des critères. En 1997, il préféra garder Alain Juppé et dissoudre l'Assemblée nationale plutôt que nommer un Premier ministre (Philippe Séguin ou Jacques Barrot) avec lequel il entretenait des relations moins fortes. Jacques Chirac ne s'est publiquement exprimé qu'une fois sur Dominique de Villepin, précisément pour souligner cette vertu. «Il a fait preuve au fil de toutes ces années d'une loyauté en béton à mon égard, expliquait le président à Philippe Labro, dans Le Monde du 19 septembre 2000. Pour moi, la loyauté est une qualité fondamentale, qui l'emporte à mes yeux sur bien d'autres traits.»
Dans un récit qu'il vient de publier (Le Ministre, Grasset), Bruno Le Maire, conseiller de Villepin, hier au Quai d'Orsay, aujourd'hui Place Beauvau, décrit les relations entre le chef de l'Etat et son ancien secrétaire général pendant les sommets internationaux: le ministre «cultive son côté mauvais élève et le bonheur de faire enrager les autres (...). Le président ne lui en fait jamais le reproche. Lorsqu'il quitte la salle des conférences, parce qu'il trouve les débats ennuyeux, le président ne lui dit rien. Il semble même amusé que son ministre n'ait pas toujours la patience des discussions multilatérales et qu'il bouscule le protocole. Il lui passe tout, comme à un fils préféré».
Proche du chef de l'Etat, dont il fut le collaborateur, et du ministre, dont il est le cousin, Frédéric de Saint-Sernin évoque une «fusion intellectuelle» entre eux. Le secrétaire d'Etat à l'Aménagement du territoire se souvient de la cohabitation vue de l'Elysée: «Si Chirac l'a gardé après la dissolution ratée de 1997 [dont le secrétaire général d'alors fut l'un des inspirateurs, NDLR], c'est parce que, sans lui, il aurait eu du mal à finir son septennat. Villepin offre des solutions.»
Cela tombe bien: un Premier ministre est là pour régler au jour le jour des problèmes et éviter ainsi qu'ils remontent jusqu'au président. Mais que se passe-t-il lorsque l'inverse se produit? Le 10 juillet, le ministre de l'Intérieur condamne, dans un communiqué, l'agression «ignoble, aggravée de gestes racistes et antisémites» d'une jeune femme dans le RER et entraîne, dix-sept minutes plus tard, une réaction comparable du chef de l'Etat. Certes, un silence prolongé de sa part eût été incompréhensible. Mais, quand l'affaire se révélera n'être qu'une affabulation, Chirac regrettera, devant un proche, la précipitation hasardeuse de Villepin. «Le virus du doute s'est introduit dans l'esprit du président», avance - espère? - un membre du gouvernement.
Chirac connaît son Villepin par cœur. Ses qualités comme ses défauts. Avant l'interview du 14 juillet 2004, le ministre de l'Intérieur fut l'unique personnalité extérieure à l'Elysée à participer à une réunion de deux heures pour préparer l'émission. Mais la confiance du président n'est pas aveugle: il doit souvent calmer les emballements de son ministre. «Pour le chef de l'Etat, Alain Juppé était l'unique héritier, Villepin n'est qu'une carte», croit savoir un historique de la Chiraquie.
2. Est-il devenu un chef d'équipe?
L'un des principaux responsables de la majorité se souvient de son premier déjeuner avec Dominique de Villepin, qu'il connaît encore peu à l'époque. Le secrétaire général de l'Elysée passa le repas à critiquer la moitié des membres du gouvernement d'Alain Juppé, sans charité excessive. Doté de qualités intellectuelles supérieures à la moyenne, le ministre de l'Intérieur a l'habitude de dominer la situation. «Quand j'avais 15 ans, dans le salon familial, il n'y avait pas que des imbéciles, se souvient Frédéric de Saint-Sernin. C'est pourtant Villepin qui menait la conversation, et tout le monde l'écoutait.»
Premier des collaborateurs du président entre 1995 et 2002, il ne prit jamais le temps de séduire le cabinet, et le résultat ne tarda pas: il ne fut pas aimé. «C'est un solitaire, pas un homme d'équipe», avance un conseiller élyséen. Un autre complète: «Il montre aux gens qu'ils ne raisonnent pas assez vite. Son défaut principal, c'est le mépris.»
"Il est très rare de rencontrer un homme qui, comme lui, soit à la fois poète et un très bon capitaine d'escadron de commando."
A Matignon, cultiver son isolement ne permet pas de valoriser son intelligence, au contraire. Le précédent d'Alain Juppé est là pour le rappeler. Dès lors que le quinquennat a modifié l'équilibre institutionnel au cœur du couple exécutif, le rôle de chef de gouvernement s'assimile - essentiellement - à celui de chef d'orchestre. Sur ce point, Villepin n'a pas apporté jusqu'à présent la preuve de son savoir-faire. «Il lui arrive de nous insupporter avec ses grands airs, observe un membre du gouvernement. Etablir un dialogue concret n'est pas chose aisée, régler un problème l'est encore moins. En un mot, il est difficile de travailler avec lui, car on a vite l'impression de l'ennuyer.» Au Quai d'Orsay, trois ministres étaient placés sous sa tutelle: Noëlle Lenoir (Affaires européennes) et Pierre-André Wiltzer (Coopération) entrèrent en conflit ouvert avec lui, seul Renaud Muselier parvint à trouver son espace politique. Aujourd'hui, la crise des otages français retenus en Irak provoque une autre tension, cette fois avec son successeur à la tête de la diplomatie, Michel Barnier.
Si le jeu collectif n'a jamais été son fort, il peut en revanche se révéler percutant dans l'attaque. Or les grandes manœuvres précédant la bataille élyséenne de 2007 commenceront avec le référendum sur la Constitution européenne - le prochain Premier ministre devra donc se montrer habile au combat. Le désastre de la dissolution lui est certes reproché, mais il a aussi contribué aux deux succès de Chirac, lors des élections présidentielles de 1995 et de 2002. «Il est très rare de rencontrer un homme qui, comme lui, soit à la fois un poète et un très bon capitaine d'escadron de commando», constatait le chef de l'Etat en 2000.
3. A-t-il acquis un savoir-faire politique ?
Le schéma d'aujourd'hui ne date pas d'hier. Dominique de Villepin réfléchit sérieusement à Matignon depuis la dernière élection présidentielle. Le 22 avril 2002, au lendemain du premier tour qui garantit la victoire de Jacques Chirac, il déjeune en tête-à-tête avec Jean-Pierre Raffarin. Celui-ci se prépare à devenir chef du gouvernement, sans en avoir encore la certitude. En sortant du restaurant, l'actuel Premier ministre confie à propos de son interlocuteur du jour: «On ne reste pas cinq ans à Matignon, alors Dominique veut être lui-même en phase pour la seconde partie du quinquennat.»
Pour y parvenir, il lui faut combler quelques lacunes importantes, au premier rang desquelles figure une forme d'inexpérience politique. Le passage par la Place Beauvau prend ainsi tout son sens: «Avec un portefeuille dédié aux questions hexagonales et électorales, il doit gommer son image de non-élu», justifie Saint-Sernin. Ses relations avec les parlementaires restent aussi aléatoires. «Faux! En la matière, son bilan au Quai est colossal», assure un conseiller. Ses proches le poussent toutefois à moins dédaigner les réunions du groupe UMP à l'Assemblée et à traîner un peu après les questions d'actualité pour croiser les députés, qui regrettent de voir leurs demandes ne pas être aussi souvent satisfaites qu'avec Nicolas Sarkozy. Or le ministre n'a même pas assisté à la journée parlementaire du parti à Argenteuil (Val-d'Oise): il était en voyage à Washington et à New York. «Qu'est-ce que vous foutiez aux Etats-Unis?» lui a lancé le chef de l'Etat à son retour. «Jusqu'à quel point acceptera-t-il de se plier aux contingences de la vie publique, indispensable pour devenir un leader?» se demande un responsable chiraquien.
Faire de la politique ne se résume pas aux relations avec les élus. Il faut également parler à l'opinion. Il le fit lors de sa prestation remarquée sur l'Irak à l'ONU, en 2003. «C'est son acte lourd, il a envoyé ce jour-là un message aux Français: notre pays a un positionnement singulier et nous ne sommes pas comme les autres, note un fidèle. Grâce à lui a resurgi le sentiment de fierté nationale.» Villepin cherche désormais à être entendu Place Beauvau, tout en évitant de singer son prédécesseur. Après les arrestations de plusieurs dirigeants d'ETA dans les Pyrénées-Atlantiques, le 3 octobre, il félicite les responsables policiers et reçoit à son ministère son homologue espagnol. Mais il ne va pas sur le terrain: alors que certains l'incitent vivement à se rendre sur place pour empocher le bénéfice politique de l'événement, il ne juge pas utile de le faire - Sarkozy eût géré médiatiquement le dossier de manière plus spectaculaire.
Après son ombre, c'est d'ailleurs avec le futur président de l'UMP en chair et en os que devra composer Villepin. Nouvelle cohabitation en perspective entre deux profils si dissemblables: «J'admire celui qui, pour sa première campagne électorale, se lancera dans une présidentielle!» pouffe le ministre de l'Economie, persuadé de posséder une avance irrattrapable sur son futur concurrent en termes d'expérience politique. Ce dernier bénéficie pour l'heure d'une bonne image, qui contraste avec celle du gouvernement. «La structure des soutiens de Villepin est typique de la droite classique, sauf sur un point: il est très apprécié chez les cadres de la fonction publique», détaille Jérôme Sainte-Marie, directeur de BVA Opinion. Mais sa popularité souffre d'une fragilité: il est identifié uniquement aux domaines régaliens de l'Etat.
4. A-t-il une vision de la France?
A l'évidence, ce petit-fils et arrière-petit-fils de militaire sait parler de notre pays avec brio, il aime disserter sur le «destin français». Deux de ses livres récents, Le Cri de la gargouille (Albin Michel) et Le Requin et la mouette, en témoignent. «Ne peut-on parier que la troisième mondialisation, celle des identités, des cultures et des symboles, apportera un nouvel élan à l'ambition française?» s'interroge-t-il. Mais, à Matignon, la vision qu'il convient d'avoir du pays est d'abord économique et sociale. Sur ce terrain, la pensée de Villepin reste mystérieuse, tant ses ouvrages volent loin de ces réalités-là. En 1997, juste avant la dissolution, il tue dans l'œuf une offensive libérale lancée par le secrétaire général adjoint de l'Elysée, Jean-Pierre Denis, pour réorienter la campagne électorale sur le point de s'ouvrir. Il assume les mesures impopulaires prises à cette époque par Juppé, qui augmenta les impôts pour réduire les déficits. Dans la même logique, il endosse le pacte européen de stabilité et considère que la parole de la France doit être respectée.
Comme ministre de l'Intérieur, il montre un grand classicisme dans sa gestion financière. «En voulant obtenir la retraite à 50 ans pour les pompiers professionnels, il a eu une vision très corporatiste de son rôle, relève un responsable parlementaire de la majorité. Plus globalement, son discours sur son budget, «bon parce qu'il augmente», reste d'un étonnant conformisme.» Il rencontre néanmoins, en petits cercles ou lors de rencontres privées, des chefs d'entreprise, pour des tours d'horizon qui dépassent la stricte actualité de son ministère.
Si son goût pour le XIXe siècle l'a conduit à apprécier les libéraux de la Restauration, Villepin accorde peu de crédit aux économistes. «Il a tendance à penser que, dans ce domaine, l'intendance n'a qu'à suivre», explique un ancien collaborateur. C'est, plus globalement, le défi intellectuel qui se pose à lui: réussir à passer de la rhétorique au réel, donner un contenu pratique aux réformes que la France doit mener pour «accomplir sa mue».
5. Sait-il être pragmatique?
Il doit atterrir, se plonger dans les territoires. En le nommant à Beauvau, Chirac l'oblige à être pragmatique», analyse un ministre. L' ancien patron du Quai d'Orsay savait s'adresser au monde de la tribune de l'ONU. Le premier flic de France a-t-il trouvé le ton juste pour parler aux gardiens de la paix qui l'accueillent à Woippy (Moselle) ou aux agents du service d'immatriculation des cyclomoteurs à Montmorency (Val-d'Oise)?
Sept mois après sa nomination à l'Intérieur, il semble ne pas avoir convaincu les hommes de la Grande Maison. Les policiers constituent un public difficile. Ils ont vu passer beaucoup de ministres et sont, par nature, pragmatiques. Ils attendent du concret. Ils ont donc leurs préférés, Charles Pasqua, Pierre Joxe et Nicolas Sarkozy; à l'inverse, ils ont conservé un mauvais souvenir de Philippe Marchand ou de Daniel Vaillant. Pour Villepin, dont tous reconnaissent l'énergie, ce serait plutôt «peut mieux faire». «Il ne sait pas parler aux policiers. Lui qui aime tant l'Empire, il n'arrive pas à flatter ses grognards, ironise l'un d'eux. Il a plutôt tendance à charger tout seul et à regarder ensuite derrière lui si la troupe le suit.» Ses fulgurances intellectuelles et son lyrisme ne suffisent pas à séduire. D'autant qu'il n'a pas su, pas pu ou pas voulu cultiver les réseaux policiers indispensables pour être vraiment informé, et qui pourraient lui être fort utiles à Matignon.
Ces canaux d'information officieux lui ont incontestablement manqué lors de la fausse agression du RER: les enquêteurs de terrain avaient exprimé, dès le début, leurs réserves sur la crédibilité de la «victime». Mais Villepin s'en tient, la plupart du temps, aux voies hiérarchiques. Il affirme que tous, médias et hommes politiques, doivent tirer les leçons de cet épisode. A l'avenir, il envisage, dans ce genre de situation, de condamner l'acte dans son principe, sans se prononcer sur l'individu, en attendant la fin des investigations.
Avec les syndicats, il conserve une distance, alors que Sarkozy n'hésitait pas à tutoyer certains des responsables, notamment ceux plutôt classés à gauche. «Il n'a pas encore su nous faire vibrer, souligne un syndicaliste. On a parfois l'impression de ne pas être embarqués sur le même bateau.»
Le ministre n'a pas su, non plus, fédérer son cabinet. Deux cercles y cohabitent. Les techniciens, souvent présents sous l'ère Sarkozy - et que Villepin assure ne pas avoir voulu écarter d'emblée - quittent peu à peu Beauvau pour des raisons diverses: opportunité de carrière, usure, voire ennui. Les plus proches conseillers du ministre, qui l'ont suivi après le Quai d'Orsay, sont à la manœuvre. Ils fixent les objectifs stratégiques.
Arrivé pour se colleter à «la France d'en bas», Villepin est donc irrésistiblement attiré par une force centrifuge. Il se passionne pour les sujets qui renforcent sa stature internationale, comme la lutte contre le terrorisme ou contre le trafic de drogue. En septembre, à la New York Public Library, il développe ainsi une analyse brillante et pertinente du risque terroriste et disserte sur cette menace qui «fait halte sur toutes les friches, sur tous les terrains vagues de la planète où règnent l'arbitraire et le non-droit». Mais c'est toujours une approche très conceptuelle qui prévaut lorsqu'il confie le «chantier» de la lutte contre le terrorisme (l'une des six missions prioritaires de son action Place Beauvau) à un universitaire. Quitte à provoquer quelques grincements de dents chez les opérationnels de la DST ou de la DGSE. Villepin n'a plus le monde comme spectateur, lui qui voudrait, demain, avoir toute la France comme champ d'action. Sur la route le ramenant dans l'Hexagone, il lui reste du chemin à parcourir.
Post-scriptum
Dominique de Villepin ne s'est jamais présenté à une élection. En 1962, Georges Pompidou fut nommé Premier ministre sans avoir été élu - il devint député pour la première fois en 1967, deux ans avant d'être élu chef de l'Etat. En 1976, Raymond Barre arrive à Matignon avec la même virginité électorale.
Sources : http://www.lexpress.presse.fr/info/france/dossier/villepin/dossier.asp?ida=429897
Posté par Adriana Evangelizt