Comment Nicolas Sarkozy a gagné la bataille des idées

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Comment Nicolas Sarkozy a gagné la bataille des idées

par Sylvain Besson

Dans sa conquête méthodique du pouvoir, le nouveau président s'est aidé de tendances lourdes : «droitisation» de la société, effondrement de la valeur d'égalité et déclin intellectuel de la gauche.

C'est le paradoxe caché de la présidentielle. Derrière ses accents droitiers et libéraux, la victoire de Nicolas Sarkozy est aussi celle d'un penseur communiste, l'Italien Antonio Gramsci, mort en 1937 après une longue détention dans les geôles fascistes. Le régime de Mussolini craignait tant son intelligence qu'il le jeta en prison pour «empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans».

Le 17 avril, cinq jours avant le premier tour de l'élection, Nicolas Sarkozy a rendu un hommage posthume à Antonio Gramsci. «Je ne mène pas un combat politique, mais un combat idéologique, expliquait-il dans un entretien au Figaro. Au fond, j'ai fait mienne l'analyse de Gramsci: le pouvoir se gagne par les idées. C'est la première fois qu'un homme de droite assume cette bataille-là. Depuis 2002, j'ai donc engagé un combat pour la maîtrise du débat d'idées. [...] Et la violence de la gauche à mon endroit vient du fait qu'elle a compris de quoi il s'agissait

Que disait Gramsci? Que les sociétés complexes et diversifiées, comme celles d'Europe occidentale, ne se gouvernent pas par la force brute ou le coup d'Etat, mais par le consentement des populations. Pour l'obtenir, il faut mener une «guerre de position», de nature avant tout culturelle, visant à prendre une à une les différentes «casemates» de la société civile. Et les intellectuels jouent un rôle décisif dans la construction de l'«hégémonie» qui permet de dominer les peuples.

Après la publication en 2001 de son livre-programme, Libre, Nicolas Sarkozy a conquis d'innombrables positions dans les médias, le show-business, l'économie, les minorités religieuses... Mais ses efforts visaient d'abord à s'emparer de la «casemate» la plus stratégique de la société française: la couche fragilisée des employés de l'industrie et du secteur privé, dont le pouvoir d'achat stagne et qui se sent menacée par le chômage. Nicolas Sarkozy l'appelle «la France exaspérée», la «majorité silencieuse» ou «ceux qui se lèvent tôt». Dans certains milieux de gauche - par exemple l'entourage de Ségolène Royal - on parle avec un brin de mépris de «petits blancs».

«Sarkozy s'adresse au groupe central, «blanc», intégré», constate Laurent Baumel, responsable national aux études du Parti socialiste et chargé à ce titre d'analyser la défaite de son camp. «C'est lui qui est venu prendre l'avantage sur le terrain économique et social. Il a pris son avance structurellement, bien avant la campagne présidentielle.»

Dans les années 1980, Ronald Reagan et la droite américaine avaient conquis le pouvoir en s'appuyant sur un personnage devenu fameux, le «mâle blanc en colère» (angry white male). Un phénomène analogue s'est produit en France, selon Laurent Baumel: «On assiste aujourd'hui à un processus de fragmentation et d'individualisation de la société, avec des couches populaires fortement divisées entre ceux qui vivent de l'aide sociale et ceux qui sont un peu plus intégrés. C'est une différenciation objective, mais qui est surtout dans les têtes: les salariés ont le sentiment de payer pour les assistés. Un leader de droite populiste intelligent comme Sarkozy peut jouer là-dessus.»

Il ne s'en est pas privé. Son discours prononcé le 18 décembre 2006 à Charleville-Mézières, dans les Ardennes, est même un modèle du genre: «Je suis venu ici parce qu'ici c'est la France, la vraie France, celle que j'aime, déclarait Nicolas Sarkozy. La France qui croit au mérite et à l'effort, la France dure à la peine, la France dont on ne parle jamais parce qu'elle ne se plaint pas, parce qu'elle ne brûle pas de voitures [...], parce qu'elle ne bloque pas les trains. La France qui en a assez que l'on parle en son nom. La France qui se sent mise à l'écart parce que les augmentations d'impôts sont toujours pour elle et les allocations pour les autres [...].»

Le succès de ces paroles auprès de l'électorat populaire témoigne de la «droitisation» de la société française. L'idée marxiste d'une grande classe ouvrière, homogène et solidaire face au capital, a vécu. Elle est supplantée par une vision qui oppose les travailleurs honnêtes aux délinquants, aux assistés et aux immigrés clandestins.

Aujourd'hui, certains socialistes ne cachent plus leur amertume envers la façon dont la gauche a abandonné, sans guère combattre, la «casemate» du peuple. «Le duo Sarkozy-Le Pen a recueilli deux fois plus de suffrages des ouvriers et des employés que Ségolène Royal, écrivait récemment Guillaume Bachelay, un proche de Laurent Fabius. Pendant que les inclus des grandes villes, la bourgeoisie d'artistes branchouilles, une partie de la jeunesse et les minorités sont devenus notre base sociale, Sarkozy fait un carton chez les salariés du périurbain et dans le monde rural en parlant travail, pouvoir d'achat, lutte contre les délocalisations et Europe qui protège.»

Dans son entreprise de conquête, Nicolas Sarkozy s'est aidé de tendances sociologiques lourdes: le vieillissement de la population - une large majorité de retraités a voté pour lui - et l'augmentation du nombre de propriétaires d'un bien immobilier. Ses propositions sur l'abolition des droits de succession visent les 56% de Français qui possèdent leur logement, notamment les habitants des banlieues résidentielles en pleine expansion. «Pour ceux qui ont une maison ou un appartement de valeur pas très élevée, par exemple un pavillon à 150000 euros, Nicolas Sarkozy apporte une promesse de valorisation du patrimoine de la famille», relève le sociologue Louis Chauvel.

La lente modification des mentalités est l'une des forces profondes qui ont porté le candidat de droite à l'Elysée. «La victoire de Sarkozy n'est pas essentiellement due à sa bonne campagne, mais à des fondamentaux», estime Eric Dupin, auteur d'un livre sur la «droitisation» de la France*. Parmi eux, la progression d'un «individualisme moderne» qui stipule que «chacun doit maximiser son intérêt personnel, y compris à court terme». Cette idée est au cœur du projet sarkozyste: travailler plus pour gagner plus, payer moins d'impôts, choisir l'école de ses enfants... «Ces conceptions ont énormément progressé, y compris dans les couches populaires, pense Eric Dupin. On préfère les stratégies individuelles aux grands espoirs collectifs.»

La campagne présidentielle a aussi révélé l'effondrement des valeurs de solidarité et d'égalité. «L'allergie fiscale, les discours du type «j'en ai marre de payer pour les assistés» ont gagné beaucoup de terrain, y compris chez ceux qui votaient à gauche», note Eric Dupin. La réaction de l'opinion aux vacances de Nicolas Sarkozy sur le yacht d'un milliardaire - 58 à 65% des Français ne sont pas choqués, selon deux sondages - semble confirmer le changement intervenu dans un pays où l'étalage d'argent était réprouvé, et où la gauche a longtemps exercé une forme de magistère moral et intellectuel.

Cette époque semble révolue. Car Nicolas Sarkozy et ses alliés se sont rendus maîtres du bien le plus précieux dans une perspective gramscienne: la capacité de modeler la vision du monde dominante. Le nouveau président a repris à son compte les thèses des «déclinologues» comme Nicolas Baverez, qui a proclamé l'échec global du système français basé sur l'étatisme et la redistribution. En défendant l'idée que le redressement passe par une «rupture» d'inspiration libérale, Nicolas Sarkozy a rejeté les socialistes dans le camp des défenseurs du statu quo.

Ainsi, selon un sondage Ipsos datant de novembre dernier, une majorité de sympathisants de gauche pense que la France n'a «pas besoin de grandes réformes en profondeur». La même enquête affirme que 54% des personnes interrogées ont une opinion positive du libéralisme et que des propositions typiquement sarkozystes - système scolaire plus sélectif, abolition des régimes spéciaux de retraite dans les entreprises publiques - recueillent une large approbation.

La distribution traditionnelle des rôles entre «progressistes» et «réactionnaires» s'est donc inversée. «Les programmes de gauche, antilibéraux, protectionnistes et anti-européistes, sont devenus réactionnaires, alors que le culte du changement avait été monopolisé par la gauche pendant des décennies», résume Pierre-André Taguieff. Pour ce spécialiste des théories du complot**, la gauche a démontré son infériorité intellectuelle en tentant de présenter Nicolas Sarkozy comme «le candidat des maîtres du monde», c'est-à-dire des grands médias et de la finance internationale.

Où qu'on se tourne, les signes du désarroi mental de la gauche française sautent aux yeux. Le discours «antifasciste» destiné à discréditer la droite ne porte plus. L'activisme des associations qui défendent les immigrés clandestins ou les faucheurs d'OGM reste minoritaire et suscite même un certain rejet. L'étrange cohorte des socialistes tentés de rallier le nouveau pouvoir - Bernard Kouchner, Hubert Védrine, Bernard Tapie, Eric Besson et quelques autres - met en lumière un fait troublant: les transfuges passent de la gauche à la droite, mais personne ne fait le trajet en sens inverse.

Il faudra aux socialistes un travail idéologique intense pour espérer reprendre les «casemates» conquises par l'ennemi. Quant à Nicolas Sarkozy, son caractère laisse supposer qu'il poursuivra son entreprise de séduction et d'emprise sur la société, avec le même objectif que visait Gramsci : l'hégémonie.

*Eric Dupin, «A droite toute», Paris, Fayard, 2007.

**Pierre-André Taguieff est notamment l'auteur de «L'imaginaire du complot mondial: Aspects d'un mythe moderne», Paris, Mille et une nuits, 2006.

Sources Le Temps

Posté par Adriana Evangelizt

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